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Renaud P. Gaultier

Peintures, Installations et Textes

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La Liberté démembrée

“Dessiner encore”, un miracle de sensibilité graphique par Coco, Les Arènes 2021.

“Dessiner encore”, un miracle de sensibilité graphique par Coco, Les Arènes 2021.

Après la lecture confinée de deux témoignages sensibles, l’un écrit, l’autre dessiné, qui décrivent la difficile reconstruction aussi bien physique que psychique des rescapés des attentats de 2015, il me prend l’envie de reconsidérer notre liberté chérie. Qu’elles soient brutales ou insidieuses, les menaces sont grandes, qui visent à la réduire jusqu’à nous en faire perdre le souvenir, et pour finir, l’enfermer. Allez, un peu d’air !

“Le Lambeau” de Philippe Lançon et “Dessiner encore” de Coco ne sont pas seulement des ouvrages cathartiques et magnifiques, ils sont la démonstration que sans prétendre à l’héroïsme nous pouvons faire échec aux tentatives de celles et ceux qui veulent nous opprimer. Et ils sont nombreux. Les meutes vociférantes, soutenues par des dispositifs algorithmiques sophistiqués, harcèlent et détruisent les voix autres, celles qui essaient de creuser sinon une pensée du moins une opinion à rebours du courant que l’on croit majoritaire. La peur régit l’espace public désormais. Et ose-t-on le dire, diminue notre démocratie. Mais privé de l’usage de la parole Philippe Lançon peut encore écrire. Mais Coco rongée par le traumatisme et la culpabilité peut encore dessiner.

Quelques voix s’élèvent. Après les libres dessinateurs de Charlie, il arrive parfois qu’un écrivain, François Sureau récemment, exhume cette vieille lune fatiguée, ce sujet de philosophie d’un autre temps, fait le lien avec des époques pas si lointaines. Encore faut-il s’intéresser à l’histoire, notre histoire d’européens blasés, pour beaucoup gavés de biens matériels et pour qui seul compte le choix proposé par un fournisseur de produits en ligne. L’aliénation est aujourd’hui totale. et nos actions restreintes à des actes réflexes. Le camp est ouvert, sous la surveillance des caméras et des trackers qui clignotent dans nos nuits, le prototype est au point, Staline et ses goulags sont obsolètes, les enfants de Mao ont trouvé la solution aux tourments des gouvernants.

Le dernier piège du moment consiste non seulement à concentrer les médias dans quelques mains peu scrupuleuses mais aussi à intérioriser la censure pour mieux la généraliser. La “woke culture” est devenue “cancel culture”, dans un gigantesque et perpétuel tribunal. Lynchons les lyncheurs, disent-ils ! Une traque sans fin, menée par des malades de leur propre identité, qui confondent leur singularité avec une catégorie sociale, en se déniant à eux-même toute possibilité de transgresser les limites, de changer, voire d’évoluer. L’universalisme est ainsi devenu obscène, une valeur déchue de colons et d’esclavagistes. Ah bon. Mais alors défendre la liberté de s’exprimer, de travailler, d’aimer, de se déplacer qui que l’on soit et en tout temps serait un délit passible d’une honte éternelle ? Mais quelle confusion a ainsi gagné les esprits qu’il ne soit plus possible de définir une citoyenneté libre, égale et fraternelle !

J’y vois là une panique, entretenue à dessein par des prêtres pervers. Des politiciens, des journalistes, des religieux. Nous avons certes aboli beaucoup de frontières mais certains sont visiblement en peine de murs pour soutenir des personnalités défaillantes. Or pour vivre libre, il convient déjà de savoir se tenir debout. Rien dans l’éducation semble encore le permettre. L’esprit critique est peu à peu banni, les injonctions se multiplient et se contredisent, le langage s’appauvrit à mesure de la réduction de l’écrit à la portion congrue d’un tweet ou d’un power point. Et ça braille. Partout. Souvent pour mieux masquer une certaine méconnaissance du sujet ou bien souvent, une ignorance satisfaite. Le bruit chasse la possibilité de penser.

Le pire est ce besoin d’assigner à résidence identitaire des personnes qui souhaitent s’affranchir de leurs conditions, de leurs racines, de leur génétique ou de leur biologie. Les droits humains ont déjà tout prévu, pourquoi découper l’humanité en sous-sous-groupes jusqu’à la réduire en fines lanières. Pourquoi ne plus évoquer et discuter de ce qui nous réunit ? Je crains que des temps sombres ne s’annoncent et que comme souvent artistes, auteurs et saltimbanques n’aient été les premières victimes de cette guerre idéologique sans idées. Raison de plus pour s’obstiner à écrire, à dire, à dessiner et en débattre. Librement.

Merci aux (é)veilleurs de notre époque :

Coco, “Dessiner encore”, Les Arènes 2021.

Etienne Klein, “Le goût du vrai”, Tracts Gallimard 2020.

Philippe Lançon, “Le Lambeau”, Gallimard 2018.

François Sureau, “Sans la liberté”, Tracts Gallimard 2019.

Barbara Stiegler, “De la démocratie en pandémie”, Tracts 2021.

Wednesday 03.31.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

In Punkovino veritas

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When God “slow hand” is back from hell in 1979. Live album. My Clapton first one, bought in UK when issued.

ou Rock la case black avec Glouglou. Par un heureux - sinon voulu - hasard de la programmation d’Arte, les thèmes de la musique et du vin s’entremêlent, dans une joyeuse bacchanale, le Dieu Pan menant la danse guitare en main et boite à rythme sur le tonneau. A y regarder de plus près, les voies empruntées par ces instrumentistes d’hier et d’aujourd’hui témoignent d’un souci partagé de bien faire les choses, dans un hommage à des traditions parfois oubliées, d’un art de faire et de vivre en somme. Wine Calling ou le difficile riff de la joie.

Quand le britannique Brian Ferry fonde Roxy Music avec ses amis en 1971, l’attitude est délibérément construite, artificielle et distanciée, comme ses professeurs de l’école d’art de Newcastle épris de Duchamp lui ont enseigné, parmi lesquels, excusez du peu, Richard Hamilton himself, le pape du Pop Art version anglaise. Sa fascination pour les signes et les images qui érotisent la consommation de masse deviendront la marque de Roxy Music puis de Brian Ferry en solo. Mais rapidement, il reviendra aux sons de son enfance, publiant des albums de “cover”, reprenant des standards du barde “hobo” Bob Dylan ou du jazz des années vingt. Reniement de la pop que partage Elvis Costello qui, dans la provocation même de son nom de scène parodique, cherchera à démontrer au cours de ses années fastes que la pop est un métier de faiseur de tubes, rien de plus. Avec ses “Attractions”, il fut considéré comme punk à ses débuts, en raison d’un art consommé du discours et de la contestation de l’ordre médiatique établi d’alors. Si sa personnalité clivait parfois violemment et pour cause, son talent fit l’unanimité. D’ailleurs, Paul Mc Cartney et Elton Jones, ci-devant pairs du royaume, y ont eu recours plus souvent qu’on ne le croit. Mais las, il courra vite les studios pour creuser les sillons délaissés d’une musique blanche américaine, entre variétés et rock sixties avec Burt Bacharach ou Roy Robinson, puis sous l’influence peut-être de sa divine épouse Diana Krall, ira payer son tribut de repentance à la Jazz Foundation of America.

Dans cette veine des emprunts à la musique noire américaine dont la pop et le rock usèrent à l’excès pour séduire les classes moyennes blanches en mal de sensations fortes, les Rolling Stones font figure de chefs de file. Pas si simple. Le Rythm and Blues, qui n’a strictement aucun rapport avec le sirop R’N’B dont nous abreuvent radios FM et plateformes de musiques au mètre depuis trente ans, avait plus d’accointances avec certains punks de 1977 ou des rappeurs récents comme Beastie Boys ou Eminem. Provoquer, avec détachement, juste pour jouer et s’assurer la une des journaux. Mais le cynisme calculé d’un Mick Jagger ou la quête éperdue d’un Brian Jones, avides d’argent et de gloire, ne peuvent entacher la sincérité érudite du survivant Keith Richards ou mieux d’un working class hero comme Ron Wood, le comparse du meilleur comme du pire. Ces deux là creusent et fouillent encore et toujours l’héritage d’une musique de pauvres, noirs comme blancs, les “sans-dents” chers aux politiciens en costume d’alpaga. Ils iront fusionner sans vergogne le blues et la country dans un même tempo, accéléré. “But more rollin’ than rockin’, yet.” Comme un frère jaloux, Mick Jagger ira s’afficher en concert de charité avec Muddy Waters, le bluesman noir dont les blancs raffolent, lui le modèle absolu de Keith Richards, lui le Chicagoan d’avant Obama, question de standing, d’intelligence aussi.

Glouglou beaucoup mais souvent pas Glop du tout. Elvis Costello a ainsi trainé comme un boulet ses propos racistes lors d’une altercation passablement alcoolisée avec Stephen Stills, conscience des 60s et des seventies, lui-même ivrogne notoire. La tragédie de l’imposture a ravagé un virtuose comme Eric Clapton, le guitariste “slow hand”, qui ne supportait pas son statut de star. “God” ne vivait que pour la musique et son instrument, son unique raison de vivre. Lui aussi a déblatéré dans un état second mais sur scène cette fois, éructant des propos immondes de racisme. Or il est peut-être le seul de cette génération de monuments de la six cordes qui a pu recueillir l’amitié constante et le soutien des géants du Blues afro-américain, BB King en tête, avec Buddy Guy ou Howlin’Wolf entre autres. On ne pouvait douter de ses sources d’inspiration, tels Robert Johnson ou Big Bill Broonzy. On dit que la disparition prématurée de son ami Jimi Hendrix, ce bluesman afro-gipsy qui électrisait son inspiration auprès des gnawas, l’unique génie auquel il pouvait alors se mesurer à équivalence d’intensité, précipita sa descente aux enfers, trafiqués d’héroïne, de cocaïne et d’alcool. Car il en va de ces recherches stylistiques ou métaphysiques comme du vin, l’ivresse une fois consommée peut donner une gueule de bois dont on ne se remet pas. La vie de “While my guitare gently weeps” Clapton est une tragédie, les morts jonchent sa route et il joue encore, peut-être pour célébrer et continuer la vie de ses proches disparus… Une question toutefois : les excès de la “woke generation” auront-ils raison de ces ponts musicaux au delà des racismes, empêcheront-ils la libre expression de ceux qui illuminent encore nos oreilles en mal de musique bien jouée ? From the Cradle, something sounds like Cream to me, Leila ya know.

Mais aujourd’hui ? Quand l’alcool et les drogues de synthèse les plus sophistiquées sont en vente à l’air libre ou en grande surface pour détruire des vies comme on empoisonne des rats ou des cafards sans avenir autre que celui d’êtres nuisibles mais profitables ? Nous pourrions désespérer de ces artefacts frelatés, qui marient l’extase à l’électro faute de mieux. Il se trouve que des dingues de fête et de musique, des bambocheurs comme aime les appeler notre subtil premier ministre actuel, le déni nommé Jean CasseDesDuraLex (sed Lex), développent et élaborent des vins naturels comme il n’en poussait plus. Une aventure qui perle parfois sous la langue, des arômes de fruit, de gravier et de roches qui retracent le furieux combat des levures contre les bactéries, du vin vivant. Et qui ne donne pas mal à la tête. Glouglou. Et re Glouglou.

Punkovino et Wine Calling sont des documents jubilatoires qui n’hésitent pas à lier le vin naturel, qu’il soit bio ou issu de la bio-dynamie, au rock le plus abrupt ou l’électro la plus connectée. Comme un retour aux sources d’une vie belle et bonne. Une histoire d’innovation expérimentale aussi. Venus de tous les horizons, des gens en rupture de ban de la vinasse formatée improvisent, étudient, élaborent, prennent de vrais risques et frôlent la catastrophe pour partager un plaisir sans pareil : boire un vin joyeux. Elles, car “ils” sont moins nombreux, revisitent crânement le rapport à la terre et sa propriété, à la plantation dans un contexte d’anthropocène sinon de plastocène, à la production, en quantité et en qualité, questionnent notre place dans l’évolution du monde et nos nécessités les plus foncières. Le plus souvent elles - ils - répondent par la coopération. A les voir et les écouter, on rêve. Nul doute qu’une nouvelle génération de viticulteurs et de vignerons nous enracinera dans nos héritages terrestres, sans les malheurs du blues des esclaves du web ni les excès de la production normée pour les masses. Beaucoup y travaillent, assidûment, durement, car la terre est basse et le ciel compliqué. Mais le vin n’est plus assigné à résidence et nos plaisirs ne se masquent plus d’un paraître de luxe. Simply red ? Yeah.

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“Punkovino, 10 dissidents du vin naturel” (Série de Tina Meyer, Réal. Yoann Le Gruiec, 2019) : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017612/punkovino/

Brian Ferry, Brian Jones, Elvis Costello, Eric Clapton et les autres : https://www.arte.tv/fr/videos/culture-et-pop/culture-pop/

“Wine Calling : le vin se lève”, (Réal. Bruno Sauvard 2020) : https://www.youtube.com/watch?v=KfuTpRJo2FY

Monday 02.08.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

Mort de l’auteur, machination à l’œuvre

Pierre Fautrel, membre du collectif “Obvious” posant devant la toile intitulée “Portrait d’Edmond de Belamy” lors de la vente chez Christies New York en octobre 2018. La signature est - prétendument - la formule mathématique à l’origine de l’algorit…

Pierre Fautrel, membre du collectif “Obvious” posant devant la toile intitulée “Portrait d’Edmond de Belamy” lors de la vente chez Christies New York en octobre 2018. La signature est - prétendument - la formule mathématique à l’origine de l’algorithme. La toile a atteint une enchère de 432 500 $. Rappelons que Belamy est vraisemblablement une allusion à Richard - Dick - Bellamy, célèbre marchand d‘art new-yorkais, qui révéla entre autres Dan Flavin, Donald Judd, Robert Morris, Tom Wesselmann, James Rosenquist, Yayoi Kusama… Au terme d’une machination relativement “évidente” (“Obvious”), nous avons assisté et consenti à un hold-up parfaitement réussi.

Depuis les artistes conceptuels de la fin des années 60, eux-même férus de linguistique sinon de cybernétique, la question de la singularité du sujet “artiste” en vis à vis de son “objet” “œuvre “se pose avec insistance. Deleuze et Guattari* y ont répondu à leur façon, pour eux l’affaire est entendue, il n’y a que des “devenirs-écrivains”, reliés à des rhizomes de signes, de choses et de sens. Et si nous essayions de revenir sur cette question, cinquante ans après ?

La question se pose en effet tandis que le tout marché-marchandise a inondé notre monde d’un devenir-argent. Cette monétisation primaire, moléculaire pourrait-on dire, est la seule abstraction valable aujourd’hui. L’ultime tableau contemporain est peut-être cet écran de trader, Reuters ou Bloomberg, qui varie en ses aspects en temps réel, généré par des algorithmes en concurrence sur une planète financière globalisée. Le reste n’est qu’image publicitaire ou politique, pour illustrer une idée-produit, un stimulus pour acheter des parts de marché et rétribuer le regardeur sur un plan symbolique. Le propos n’est alors qu’un ajustement à une réalité sociologique, ce qu’ont très bien compris les pop artistes et en particulier les néo-pops comme le sérialiste Koons : chacun voit un bouquet de tulipes, et cela suffit à toucher un public universel, à mobiliser le décideur politique, à faire financer l’objet manufacturé.

Car il n’est pas moins paradoxal que le monde qui se fait et se défait sous nos yeux voire nos pieds est avant tout le produit d’une intangibilisation totale de ce qui compte ou plutôt de ce qui est compté. Et que le philosophe occidental, empreint de tradition allemande, Kant-Hegel-Marx, fasse en sorte de bannir le sujet de sa création, y voyant l’expression de l’esprit de l’époque, du ZeitGeist à l’Aion de Deleuze, pour ne retrouver qu’un arrangement d’enchevêtrements sans “unité” ni unicité. Ainsi Paul Valéry ne craignait pas d’énoncer, avant que la sociologie n’envahisse les territoires de l’esthétique : “toute œuvre est l’œuvre de bien d’autres choses qu’un auteur. Il ne faut jamais conclure de l’œuvre à un homme - mais de l’œuvre à un masque -, et du masque à la machine”.** Ou encore, “le véritable ouvrier d’un bel ouvrage n’est positivement personne.”.** Ce que confirme Deleuze en indiquant que “l’énonciation la plus individuelle est un cas particulier d’énonciation collective”***. Certes, mais que dire alors de la peinture ? Quand Katharina Grosse “peint la ville à même la ville”, objet historique sédiments et construit, artefact total s’il en est, elle nous parle d’une abstraction avant l’idée ou les mots qui la disent, avant l’énonciation donc : “je “n’abstrais” pas depuis quelque chose. (…) Je ne pense pas en termes de conséquences ou de chronologie et j’évite toute représentation ou signification narrative. Au contraire, je saute en quelque sorte ailleurs, dans des zones pré-linguistiques.”**** Il y aurait donc un auteur, mais relevant d’un vécu assimilable à sa proto-histoire, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes…

Mort de l’auteur, donc, mais à qui profite cette “machination” ? Cet effacement du sujet-auteur fait bien les affaires d’une vision sans droits d’auteur mais avec droits de reproduction. Disney vs Balzac. La circulation des œuvres d’art repose traditionnellement depuis la Renaissance, quand la peinture et la sculpture se sont désolidarisées du bâti pour acquérir des qualités de mobilités et par là de fongibilité, sur l’identité du créateur et l’assignation répertoriée de l’objet. Un siècle de contestation par la photographie et le disque s’achève, elles qui attachaient leur valeur à la source originelle, cette matrice analogique des copies sujettes au temps des altérations et des multiples. C’était le temps de l’arbre-monde, des généalogies compliquées qui font le bonheur des experts et des salles de ventes au charme désuet, à peine modernisées par des enchères webisées. Mais au temps de l’algorithme généralisé, c’est désormais bien le mode de reproduction qui prime, sans qu’il y ait de source identifiable, car le logiciel est mutant, modifiable à l’infini.

Que l’on ne s’y trompe pas, cet état de fait ne reflète pas notre époque, il est l’époque. Les logiques qui y président ont fini par acquérir leur autonomie, sans doute de façon définitive, en attendant la prochaine révolution technico-cognitive. Ne subsistent que les marques, ces avatars des identités-désirs. L’auteur-marque a conquis le marché-monde pour y imposer sa façon de jouir du monde, comme procède un parfum, une automobile ou une poupée gonflable. de Duchamp à Lavier puis Koons. Il est vraisemblable que le marché de l’art que nous connaissons encore n’y résiste pas, ou alors dans une version apocalyptique, comme manière de préparer l’archéologie du futur.

Pour Deleuze, il n’existait de littérature que de minorité, preuve qu’il ne croyait que partiellement à l’oblitération du sujet-créateur. Car il faut un minimum de singularité pour contrarier le flux des temps puissants et assumer sa rebelle solitude au milieu d’une majorité d’assentiments. De ce qu’il fut un temps - révolu, pas si sûr ? -nous appelions une forte personnalité.

* Gilles Deleuze, Félix Guattari, “Capitalisme et Schizophrénie 2, Mille Plateaux”, Editions de Minuit, 1980.

** Paul Valéry, “Œuvres”, Pléiade, II

*** Gilles Deleuze, Félix Guattari, “Kafka, pour une littérature mineure”, Editions de Minuit, 1975

**** Katharina Grosse, “Peindre la ville”, interview par Richard Leydier, Art Press 477-478, Mai-Juin 2020.

Son travail : https://www.smb.museum/en/exhibitions/detail/katharina-grosse/

Marcel Duchamp - Rose Selavy, “Belle Haleine, parfum de voilette”, 1920, photo Man Ray 1921

Marcel Duchamp - Rose Selavy, “Belle Haleine, parfum de voilette”, 1920, photo Man Ray 1921

Thursday 11.12.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Pour tout l’amour suprême : Coltrane

Il est rare de trouver chez les spécialistes de l’innovation une description des éléments de caractère et de personnalité propices à son épanouissement. Ces experts préfèrent s’attacher aux éléments de contexte qui selon déterminent ou non le succès d’un parcours. Quand il s’agit de rupture inexplicable, ils se contentent d’invoquer la chance, lui donnant l’aspect d’un improbable cygne noir. C’est oublier que les grands artistes créent le hasard et lui donnent la forme d’une trajectoire unique. John Coltrane est de ceux là.

Les fées s’étaient peut-être penchées sur son berceau mais c’était plutôt Carabosse qui au début emporta le morceau. Né en Caroline du Nord en 1926, état raciste et ségrégationniste s’il en est, il perdit tous les membres de sa famille hormis sa mère à l’âge de 8 ans, d’un seul coup, son appartenance à sa communauté et chaleur de l’église méthodiste de son grand-père. Sa mère, contrainte de rejoindre Philadelphie pour trouver un travail et subvenir à leurs besoins, lui achète un saxophone et lui paie des cours. Plus tard, son passage dans la marine laissera des traces, un enregistrement médiocre et une tenace addiction à l’héroïne. Il rencontre puis épouse Naima, dont le titre éponyme sera la balade des années 50. Il déménage à New York, dans l’espoir de se faire un nom. Là, les fées prenaient leur temps mais tinrent leurs promesses. Après avoir joué dans toutes sortes d’orchestres de jazz locaux, il intègre le band de Dizzy Gillepsie. Il apprend le métier. La rigueur, le tempo, l’ensemble, les classiques du Be Bop triomphant. Il boit, beaucoup. Mais c’est l’héroïne, la diablesse des nuits jazzy, qui provoque son renvoi. Miles Davis le prend sous son aile et tolère ses solos interminables. Il atteint une première fois la consécration aux côtés du maître du cool. Vis à vis d’un Miles lui-même en difficulté pour rompre avec sa toxicomanie, il ne put tenir ses engagements de sobriété, viré à nouveau. Il s’essaie à la composition et enregistre. Succès d’estime. Entre temps il s’astreint à l’abstinence, du jour au lendemain, assisté de Naima. Il y parvient et se libère de la drogue. Il peut travailler comme jamais auparavant, avec intensité et lucidité. Retour auprès de Miles, nouvelle séparation. Les sixties ont commencé, avec elles le hard bop. Et John Coltrane expérimente. Il a développé son sens de la composition en jouant des heures avec Thélonious Monk, maintenant il est prêt, c’est à son tour de montrer la voie.

Coltrane cherchera toute sa vie, il a brisé les conventions du jazz pour inventer une nouvelle musique, à commencer par son jeu instrumental. Sa virtuosité au saxophone soprano, alto et ténor est unique, il jouait aussi de la clarinette et de la flûte dont il explore des sonorités inédites. Il ose substituer des becs en métal au plastique d’alors. Il écrit des partitions toujours nouvelles. Il s’intéresse aux mélodies hispaniques, arabes, indiennes, aux rythmes caribéens. Il cherche des racines dans le ciel, au dessus des religions, lui l’enfant méthodiste qui a épousé Naima la musulmane. Après de multiples tâtonnements, il réunit un formidable quartet : Mc Coy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la basse. En 1964, il enregistre A Love Supreme, à partir d’un poème qui exprime toute sa spiritualité. En pleine guerre du Vietnam, il affiche son pacifisme inébranlable. Il ira se recueillir à Hiroshima. Plus tard, il s’engage dans la voie escarpée du free jazz à proximité des dissonances calculées d’Ornette Coleman, Albert Ayler ou Sun Ra. Il va alors multiplier les expérimentations avec Pharoah Sanders et Archie Shepp. Certains de ses musiciens, Tyner et Jones, et une partie de son public se détacheront de l’aventure, tellement avant gardiste. Il mourra d’un cancer du foie en 1967, brutalement.

John Coltrane fut l’auteur d’une vie autant que d’une musique incomparable. Sa confiance en lui provenait sans doute de son enracinement d’enfant et de sa mère aimante. Pourtant, il n’a eu de cesse de se surpasser. Mais sa faculté à gagner la reconnaissance auprès de ses mentors fut tout autant remarquable, quand bien même ses addictions n’en faisait pas un partenaire fiable. Enfant unique, il sut se créer une famille d’artistes fidèles. Il parvint même à construire un foyer autour d’Alice et leurs trois fils. Sa singularité résidait peut-être dans une extraordinaire capacité de résilience empreinte de spiritualité, ce qui l’a amené à puissamment surmonter les deuils, le racisme et la drogue.

Sa recherche, jamais satisfaite, n’était pas technique. Car la technique se devait d’épouser une quête plus fondamentale. Epris de philosophie et de métaphysique, il cherchait à déclencher chez ses auditeurs l’éveil à l’amour absolu. Le vedettariat était secondaire. Il ne jouait pas du saxophone, il priait.

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Quelques jalons sur la route

Blue Train (1958)

Giant Steps (1960)

Live! at the Village Vanguard (1962)

A Love Supreme (1965)

Meditations (1966)

Tuesday 11.03.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Sunset on the Canyon, ou le crépuscule des illusions

“Summer series”, extract, oil on canvas, 12P, (61cmx46cm), 2019.

“Summer series”, extract, oil on canvas, 12P, (61cmx46cm), 2019.

Il arrive que des sociétés voient jaillir en leur sein des expériences collectives que certains observateurs qualifieraient de libres et joyeuses utopies. Elles pourraient donner lieu à de nouvelles formes organisées et modifier en profondeur le champ social. C’est parfois le cas mais rarement comme ces rêves partagés le laissaient espérer. Retour sur Laurel Canyon, paradis musical éphémère, LA, California.

C’est une vallée et des collines accessibles depuis Sunset Bld, derrière Hollywood, dans la cité des anges. Les maisons surgissent au milieu des jardins en escalier, les routes sinuent et se perdent dans la végétation, un petit paradis protégé s’offre à quelques miles de la ville-monde. Au milieu des années 60, des musiciens alors inconnus sont venus d’Angleterre, du Canada et des quatre coins des Etats-Unis pour partager leurs accords et leurs différences. Là, en moins de dix ans, la musique a vécu sa révolution pop, version USA. The Byrds, Buffalo Springfield, Crosby, Stills, Nash, Young, The Mamas and The Papas, The Love, Joni Mitchell, Alice Cooper et Frank Zappa entre autres y ont habité et travaillé dans une liberté totale et un dénuement certain. Tous y ont écrit leurs plus belles mélodies et y ont connu leurs premiers succès, quand ils descendaient jouer leurs créations au Troubadour, l’épicentre des salles de Los Angeles. Bob Dylan, The Doors, John Mayall, Eric Clapton et Jimi Hendrix ont séjourné à Laurel Canyon car c’était là bas que s’inventait la musique qui devint la bande son des années Vietnam et flower power. Les majors comme Warner y ont généré des contrats juteux, des labels s’y sont créés comme Geffen ou Asylum. Au début, ces “hippies” écrivaient des chansons d’amour et vivaient dans une ouverture totale. Ils héritaient d’une époque “Love me Do” portée par les Beatles au Royaume Uni et le California Sound des Beach Boys de Californie. 1968, avec les assassinats de Martin Luther King en avril et de Robert Kennedy en août lors d’une fin de règne de Johnson marquée - déjà - par des mensonges et une violence d’état, finit par sortir la jeunesse de ses utopies iréniques. Les campus de l’est entraient en ébullition, la police chargeait durement à Chicago. Dans un climat de retour à l’ordre appuyé par une conscription massive pour combattre au Vietnam, les Républicains gagnaient les élections. Mais peu à peu, remontait de Los Angeles la rumeur d’une contestation vis à vis du président Nixon, de l’armée et de l’industrie. Alors, depuis les collines, Neil Young se mit à écrire des protest songs. Le point culminant fut atteint quand CSN&Y s’est produit à Woodstock en août 1969 devant 500 000 personnes. Un espoir insensé traversa alors la jeunesse du monde entier, à l’unisson des Etats Unis. La musique devenue pop quittait l’industrie du divertissement pour se politiser, car si l’Occident avait achevé sa reconstruction et en récoltait les fruits dans une société de consommation effrénée, des jeunes gens en voie d’émancipation prenaient la route à la recherche d’eux-mêmes. Quelques mois plus tard, Altamont, un festival monté à la hâte par un groupe en quête d’un second souffle et en mal de récupération d’un mouvement dont ils étaient exclus, les Rolling Stones, allait dégénérer et sonner le glas de la parenthèse enchantée. Le lendemain du jour où Nixon fit tirer sur les étudiants, CSN&Y riposta par une chanson écrite par Young, emblématique d’une contreculture passée activiste : Ohio. Charles Manson lançaient ses assassins à l’assaut de la colline peace and love, les arrestations pour drogue faisaient la une de la presse à sensations, la rubrique faits divers se substituait aux pages culture. La violence de la société américaine avait rattrapé les rêveurs de la côte ouest. La peur gagna les habitants du canyon, David Crosby s’acheta un premier fusil, les bungalows virent leurs portes se fermer à clef et peu à peu les droits d’auteur prirent le pas sur la circulation des chansons et des mélodies en commun. Les nouvelles stars du moment quittaient les collines pour s’installer plus bas dans de somptueuses villas, se faisaient photographier dans des Jaguars et des Rolls, les égos affichaient leurs rivalités, de plus en plus avides de gloire et d’argent, et les groupes autrefois fraternels explosaient dans des conflits entretenus par des drogues devenues dures. La caricature “sex, drugs and rock’n roll” eût raison d’une utopie trop fragile pour durer. La légende pouvait commencer de s’installer.

Innovation ouverte : Eric Clapton a fixé un après-midi durant le jeu de guitare de Joni Mitchell, basé sur des accords ouverts inédits.Joni Mitchell, David Crosby, Eric Clapton at Mama Cass’ Home, Laurel Canyon, photo Henry Diltz 1968

Innovation ouverte : Eric Clapton a fixé un après-midi durant le jeu de guitare de Joni Mitchell, basé sur des accords ouverts inédits.

Joni Mitchell, David Crosby, Eric Clapton at Mama Cass’ Home, Laurel Canyon, photo Henry Diltz 1968

Si une nouvelle génération d’artistes voulut rejoindre les pionniers de Laurel Canyon, l’esprit disparaîtra avec Mama Cass, décédée d’un infarctus après un concert à Londres en 1974. Les étoiles filantes Janis Joplin et Jimi Hendrix allaient s’éteindre et avec eux l’inspiration radicale de ce moment de musique. Le prolifique Jackson Browne, ses comparses Linda Ronstadt et les Eagles sans oublier Fleetwod Mac fourniront ensuite de quoi occuper les longs trajets automobiles et les soirées américaines, la bluette reprenait ses droits, show business as usual, fin de l’histoire. Certains ne résistèrent pas à la vague venue des USA. Les Beatles perdirent John Lennon et George Harrison. Des méga bands se mirent à tourner dans les stades : Led Zeppelin, The Who, Genesis, Pink Floyd et seul ce dernier conserva l’état d’esprit de la fin des sixties, conceptuel et porteur de messages. Black Sabbath instituait le genre hard rock sans l’ironie et la fantaisie du précurseur Alice Cooper. Fini de rire, décidément, l’époque avait définitivement tourné sérieux, efficace, rentable. Déjà, la guerre du Vietnam avait eu raison du dollar et un âge nouveau se mettait en place, sur fond de désillusions, de renoncements politiques et d’inflation galopante. La shareholder value, promue par des universitaires sans scrupules, pouvait offrir le nouvel horizon des étudiants, financier désormais, la jeunesse rentrait dans le rang et les licenciements massifs pouvaient commencer. Seul le MIT tint bon en éditant le rapport Meadows dit du Club de Rome. Le projet d’individuation n’avait pas pu donner naissance à un projet politique, le collectif s’est dissous dans une course de rats acharnée, le citoyen-poète épris de liberté avait perdu la partie, restaient les cyniques.

Cette période foisonnante, si singulière dans l’histoire de la musique et des arts, a peu d’équivalents. La plupart des acteurs était alors animée d’un profond désir de révolutionner la musique, quitte à prendre le risque de se fermer les portes du marché. Le folk par exemple, alors exclusivement acoustique, put alors s’électrifier. Nous avons oublié combien ces musiciens inventèrent. Ils décloisonnèrent avec acharnement les genres, folk, rock, blues et même jazz. Ils expérimentèrent des sons nouveaux, hybridant l’acoustique et l’électrique, créant des harmonies vocales inédites et usant de formes musicales parfois baroques, dans une liberté totale. Le marché finit par suivre. Comme le disait alors Frank Zappa, les patrons de maison de disques ne prétendaient pas connaître la musique ou le goût des jeunes consommateurs de musique. Ils éditaient d’abord et comptaient les ventes ensuite. La fermeture vint au moment où furent nommés des “directeurs artistiques”, musiciens le plus souvent frustrés qui arrêtèrent des genres qui devinrent autant de segments marketing. D’une incubation libre, en communauté ouverte, sans direction définie, sans managers d’aucune sorte, surgit de réelles inventions, que nous apprécions encore aujourd’hui. L’acmé d’un individualisme désintéressé en quelque sorte, une idiosyncrasie débridée. Mais l’argent venant avec le succès, lui succéda bien vite un repli sur les intérêts propres de chacun des protagonistes, show business is not a game for kids. Il fallut le punk britannique en 1977 - il existait aux marges de la scène de Los Angeles depuis le mitan des sixties, avec les Seeds par exemple - et les débuts du rap à New York en 1974 pour sortir de la mélasse californienne normée par les Majors. Seul survivant à n’avoir jamais dérogé, Neil Young put s’installer durablement comme le pilier à la fois d’un folk révolutionnaire et d’un rock écologiste sans concession, source du grunge des années Seattle ( Nirvana, Nine Inch Nails, …).

Comment un lieu sans frontières définies devint un espace de création unique dans l’histoire de la musique ? Ni banquiers, ni consultants, ni professeurs, juste des artistes pour la plupart débutants et certains déjà confirmés qui partageaient un même plaisir de jouer une musique qui s’inventait sous leurs doigts et qui vivaient la même expérience de vie. Ils avaient tout lâché pour cela, amis, famille, carrière, pays. Ils exploraient dans toutes les directions et ne craignaient pas de se tromper. Ils transgressaient un certain de nombre de lois et attentaient aux mœurs de l’époque mais n’envisageaient pas d’en fixer les normes. La diversité, de genre et de couleurs, si cruciale aux USA, s’imposait d’elle même. En somme, Laurel Canyon était le contraire d’un campus universitaire, d’un département de R&D ou d’un fabLab d’aujourd’hui. Une terre d’accueil pour oiseaux migrateurs décidés à chanter leur temps, dans des croisements fertiles, située aux marges de l’empire de l’usine à rêves. Avait-on affaire à un phénomène depuis appelé “intelligence collective” ? Nos problèmes contemporains trouveront peut-être leurs solutions dans ces asiles improbables et éphémères, loin de Wall Street et des castrations managériales, qui sait ?

Alors que la création se vit mais ne se décrète pas, beaucoup ont dit s’inspirer de ces années et de ces pratiques initiées là haut. Ainsi, il est toujours étonnant de constater que les fondateurs de la micro-informatique et leurs successeurs du web qui gouvernent nos vies quotidiennes se réclament encore de ce projet avorté de société libertaire. Le cycle de récupération entamé au début des années 70 aboutirait ainsi aujourd’hui à la réalisation des plus funestes prédictions d’Herbert Marcuse ou de Noam Chomsky : l’homme serait donc cet être unidimensionnel, de l’épaisseur d’un smartphone ?

Laurel Canyon Blvd, Google Maps

Laurel Canyon Blvd, Google Maps

Documentaire de Alison Ellwood, 2020 : “Laurel Canyon, a Place in Time”

https://www.arte.tv/fr/videos/098138-001-A/laurel-canyon-la-legende-pop-rock-d-hollywood-1-2/

https://www.arte.tv/fr/videos/098138-002-A/laurel-canyon-la-legende-pop-rock-d-hollywood-2-2/

Crosby,Stills, Nash and Young, VH1 Legends Documentary,2000 : https://www.youtube.com/watch?v=PeEWMnRcrTY

Le documentaire sur Les Rolling Stones au festival d’Altamont en 1969 : David Maysles, Albert Maysles et Charlotte Zwerin, “Gimme Shelter”, 1970. https://www.youtube.com/watch?v=Ax_q6vp5FqU

Monday 10.19.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

La solastalgie de Vincent

Rainer Metzger - Ingo F. Walther, Vincent Van Gogh 1853-1890, Taschen 2008.

Rainer Metzger - Ingo F. Walther, Vincent Van Gogh 1853-1890, Taschen 2008.

Associer ce terme apparu au XXIème siècle à un artiste monumental de la fin du XIXème a quelque chose de volontairement incongru. Mais il s’agit peut-être là de mettre en évidence quelques failles surgies dans la modernité d’alors, qui annonçaient sans doute celles qui nous emportent aujourd’hui, dans cette fusion des catastrophes qui nous sont rapportées chaque jour. Exploration.

Vincent Van Gogh n’a cessé de questionner le sens de sa vie de façon très concrète. Une vocation religieuse et apostolique l’a mené sur les traces pastorales du père. Il fut un éphémère marchand d’art. Toujours il connut le dénuement et vécut dans la proximité des pauvres, s’appliquant dans le renoncement comme dans le travail quotidien. La peinture comme sacerdoce, pourrait-on se risquer à l’énoncer tant il fut, dans sa trajectoire autodidacte, un exemple d’affirmation et de foi en l’art. Il a traversé l’épopée baroque de Ruysdael et Rubens, le réalisme champêtre de Millet, l’impressionnisme réfléchi de Cézanne et Monet, le pointillisme absolu de Signac, les estampes d’Hiroshige et l’expérience nabi de Gauguin. Sur sa voie propre. Avec constance et acharnement. Habité par sa mort. Il savait qu’il ne vivrait pas longtemps* : “mon corps parviendra quand bien même à résister un certain nombre d’années - un certain nombre, disons entre six et dix”. De cette conviction, il en tira motivation, ce qu’il nommera sa mélancolie active.

Reprenons notre fil. Vincent s’engage pleinement dans la déconstruction de sa culture et de son mode de vie. Il se défait du protestantisme de sa lignée de pasteurs au terme d’un parcours sans concession. Il s’écarte des voies promises par une bourgeoisie érudite, où le commerce de l’art lui laissait entrevoir une réussite enviable. Mais la voie tierce qu’il choisit tourne le dos à la modernité de son époque. Quand les impressionnistes célèbrent les fumées des usines et des gares, Vincent retourne à la terre et peint des mangeurs de pomme de terre. Quand ses contemporains représentent des fêtes fastueuses, le foyer de l’opéra et le canotage des bords de Seine, Vincent décrit des souliers au bout de leur existence. Ses trônes sont des chaises en paille, ses capitaines d’industrie la tenancière du café, son marchand de couleurs et un fonctionnaire des postes. A force de dépouillement, il embrasse son humanité. Il se cherche, dans des autoportraits toujours recommencés, jusqu’à traverser la toile, cet écran fait au réel. Arles donnera lieu à des icônes d’une post modernité ensauvagée, que viendront confirmer les œuvres ondoyantes de Saint Rémy de Provence, lieu de son effondrement. Des paysages simples, des arbres en fleurs, des places de villages, des barques et des plages, un mode d’existence qui résiste aux tragédies d’une époque qui n’en sera pas avare. Comme un manifeste en faveur de l’essentiel. Ce que certains sociologues empreints de collapsologie pourraient appeler “défuturation”.**

Vincent peint l’imminence de sa mort et l’affronte à chaque toile, avec sa touche et ses couleurs. Alors, travailleur infatigable, il sème, dans un éblouissement.

*Lettre à Théo n°309, Eté 1883.

** Diego Landivar dans l’Usine Nouvelle, 2 Octobre 2020 : https://www.usinenouvelle.com/article/la-defuturation-c-est-renoncer-a-des-futurs-deja-obsoletes-explique-diego-landivar.N1009869?fbclid=IwAR1I1GYHX2SJK-rw0euQ_A0fV0PQJ2nRUASNcnzOagxhJOAJ72WJoxZJJDg

Monday 10.05.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Son nom est Nemo

Le Voyage de Kritikos, Livre Troisième, “Corfù”, extrait du chapitre “Nemo”, encres sur papier, Renaud Gaultier 2020

Le Voyage de Kritikos, Livre Troisième, “Corfù”, extrait du chapitre “Nemo”, encres sur papier, Renaud Gaultier 2020

et Personne ne l’oubliera !

Quand Jules Verne publie chez son mentor Hetzel son roman “Vingt mille lieues sous les mers”, il est loin d’imaginer la postérité des aventures de ses personnages : le Capitaine Nemo, le scientifique Pierre Aronnax assisté de son domestique Conseil, le harponneur Ned Land et le navire sous-marin “Nautilus”. Reprenant à son compte la geste d’Ulysse, le très prolifique auteur et précurseur développe une histoire qui nous raconte peut-être encore aujourd'hui. Immersion toute.

Roman global d’une anticipation totale tout d’abord. Nous parcourons toutes les mers du globe, du nord au sud, d’est en ouest et nous lisons une recension de tous les êtres vivants, humains et surtout non humains qui habitent les fonds marins. Il ne s’agit pas ici d’un ouvrage de littérature mais d’une appropriation planétaire des choses hors de notre portée immédiate, permise par une machine extraordinaire issue du cerveau d’un seul homme qui a renoncé à toute vie mondaine. La mer, cette autre planète, l’envers de la terre, peu ou mal connue, territoire de conquête et objet de toutes les convoitises, de tous les fantasmes aussi. Jules Verne, en vulgarisateur génial au service de l’éditeur du “Magasin d’éducation et de récréation”, termine sa “Géographie illustrée de la France et de ses colonies” dans un second Empire finissant et néanmoins très engagé dans des guerres lointaines et si coûteuses : Algérie, Crimée, Mexique, Liban, Chine, Cochinchine, … En France, les fours de Haute Loire, d’Alsace et de Lorraine coulent de la fonte comme jamais, le charbon règne en maître sur l’industrie et transforme le rapport au monde d’un occident hégémonique mais divisé : trains, paquebots et cargos à voile et à vapeur, vaisseaux de guerre blindés, artillerie lourde et fusils d’assaut permettent toutes les conquêtes, tous les affrontements. L’acier produit selon le procédé Bessemer se généralise pour couler des pièces quasi indestructibles qui feront la fortune des maîtres de forge, du moins ceux qui font confiance à la science : rails, canons, chaudières et pièces mécaniques ne craignent désormais plus la chaleur. Le percement du canal de Suez est en cours de financement. Car la banque et plus largement la finance, déjà très mondialisée, structure les gouvernements et organise le développement économique sur des bases essentiellement techniques. L’ingénieur devient prophète des temps nouveaux, déjà. Nantes a su depuis longtemps se reconvertir après l’abolition de l’esclavage en 1848 et profiter des lignes commerciales qui sillonnent l’Atlantique vers les Etats maintenant réUnis d’Amérique. L’ennemi est l’anglais, du moins le croit-on viscéralement dans la France maritime d’alors, cet anglais libéral et monarchique, qui étend son empire grâce à sa marine et ses scientifiques, dignes descendants des explorateurs du XVIIIème siècle. Les prussiens ont eux pour projet d’unifier l’Allemagne et lui donner un destin impérial et donc colonial, la doctrine est prête à l’emploi, leurs géographes et naturalistes parmi les meilleurs au monde, la suite sera inévitablement tragique. Evidemment, dans ce contexte de concurrences nationales, les non-européens qui n’ont pas fait le choix de la rationalité des Lumières sont plus que jamais des proies. La guerre de l’opium intoxique déjà les relations avec l’Inde et la Chine, ce qui infectera les siècles suivants mais fera le succès de HSBC et de Hong Kong pour longtemps. Ce roman anticipe avec lucidité que de terribles ravages sont en germe. A cela on pourrait rétorquer que le tristement célèbre Maréchal Bugeaud s’est déjà livré au pire en Algérie. Les rivalités territoriales s’exacerbent dans une presse nouvelle, souvent tonitruante, parfois enragée. Pendant cette période, Wagner met la dernière main à sa tétralogie, Dickens a déjà tout dit de la pauvreté des villes nouvelles nées de l’industrialisation récente, Zola encourage Cézanne dans ses recherches, qui se lie alors avec Pissaro et Monet. Si Millet dépeint la réalité du travail aux champs, Courbet le réaliste ne tardera pas à rejoindre les communards. La photo puis le cinéma vont substituer les reproductions optiques aux peintures ressemblantes, la voie est enfin libre pour la création picturale : les écoles alors se succèderont, au grand bénéfice de collectionneurs enrichis par le commerce, la banque et l’industrie des deux côtés de l’Atlantique. Ce temps est aux révoltes et aux révolutions et Marx a déjà beaucoup écrit et publié avant de s’exiler à Londres : son manifeste du parti Communiste depuis 1848 et le Capital en 1867. Auguste Comte a installé sa religion positiviste et Proudhon a échoué dans son projet d’abolition de la propriété. Dans ce contexte de capitalisme triomphant, quand Tocqueville fait valoir certaines de ses idées auprès d’un Guizot ou d’un Thiers, Victor Hugo finit ses imprécations contre “Napoléon le petit”. Nietzche enseigne encore les présocratiques et n’a pas entamé l’écriture de sa philosophie crépusculaire. Le commerce des biens s’accompagne de migrations immenses vers des pays que l’on dit encore neufs. Il s’ensuit des naufrages que le roman dénombre avec un zèle macabre et détaille parfois : “Vingt mille lieues sous les mers” s’apparente ainsi à la longue visite du cimetière marin des espérances terrestres. C’est le moment où, fervent lecteur d’Alexandre Dumas père et ami du fils, ce nantais devenu amiénois, issu d’une ligne d’armateurs réputés, décide de s’attaquer à un monument d’imagination qu’il fait courir sous les mers après avoir fait voyager ses lecteurs en ballon. Un auteur qui l’un des tous premiers fera de la machine non anthropomorphe un personnage à part entière.

Des héros schématisés comme des symptômes situés. Il y aurait beaucoup à dire de ce Nemo, capitaine fantastique et caractériel si l’en est... Ingénieur, savant omniscient, humaniste et terroriste à ses heures, il incarne la fiction du XIXème triomphant. Aventurier et entrepreneur, rien ne peut l’arrêter si ce n’est sa mélancolie teintée de romantisme. Prédateur pour se nourrir et exploiter les ressources naturelles, pêche, minerais et molécules utiles à sa machine, il s’émeut de la perte d’un de ses hommes, sauve un pêcheur de perle, interdit le massacre de baleines mais se livre à une tuerie furieuse contre des cachalots. Nemo est un libéral qui entend réguler les espèces, comme Protée était le berger de Neptune, un entrepreneur moral qui fuit la société et ses institutions et entend corriger les abus de pouvoirs qui lui semblent iniques. Car si il tient à épargner des “papouas” qui s’invitent sur son navire échoué dans le détroit de Torres, il ira justifier et commettre le meurtre vengeur et anonyme. Et aussi de vivre de la piraterie. Son hubris est à la mesure d’un Polyphème impérialiste comme le “British Empire” qu’il honnit, aveuglé par sa quête du profit et habité d’une pléonexie sans remède. Il est sans doute la synthèse de l’homme occidental à l’acmé de ses désirs et de ses contradictions. Nous pourrions trouver aujourd'hui ses épigones dans les tycoons des GAFAM, des BATX et consorts, qui se posent en héros de la révolution numérique et du triomphe de la technologie, en particulier leur branche transhumaniste, qui prône l’hybridation homme-machine comme Elon Musk, l’armateur de Tesla et Space-X. Il n’en est rien, tant leur immodestie se consolide dans une communication invasive à l’excès. Nemo est bien plutôt un ancêtre de la famille des hackers et de tous les lanceurs d’alerte, qui annonce dans sa dérive meurtrière le passage à l’acte des activistes devenus terroristes.

Face à Nemo, Aronnax et Conseil forment un tandem classique dans la comédie, tels des Dom Juan et Sganarelle qui auraient troqué le libertinage pour une science prude et précautionneuse. C’est une association qui préfigure en un sens les comic books : Batman et son fidèle Alfred Pennyworth, par exemple. Les doutes du savant qui se rend compte des limites de ses connaissances et la lecture toute théorique du monde par son domestique viennent se heurter aux réalités de la découverte et de l’expérience vécue. Il s’ensuit de savoureux dialogues et d’ennuyeux compte rendus, longues listes quasi bibliques qui inventorient la Création. Mais si Conseil dédouble son maître et l’accompagne dans ses entreprises les plus folles, ses avis le tempèrent et lui représentent d’autres points de vue, en particulier les sentiments humains qui parfois doivent se confronter aux raisonnements scientifiques. Surtout quand l’homme de science souhaite prolonger l’aventure que les naufragés involontaires veulent abréger, leur comparse Ned Land ne comprenant pas quel bénéfice il y aurait à s’astreindre à vivre sous l’eau. Le célèbre professeur Pierre Aronnax est aussi fréquemment défié voire pris en défaut par le capitaine Nemo qui lui oppose des découvertes tangibles, qui contredisent des hypothèses plus ou moins fantaisistes. Le chercheur répertorie le connu et spécule l’inconnu, l’explorateur découvre et rétablit les faits. Il est important de relever à ce titre que le roman débute par une controverse scientifique qui déborde jusqu’au milieu de la sphère publique, médiatique dirait-on aujourd’hui. La cause aperçue des abordages des navires est-elle d’origine minérale, animale ou humaine ? Le commerce mondial est en danger, le péril doit être écarté au plus vite, la presse passionne l’opinion et les gouvernements doivent agir. La frégate Abraham Lincoln de l’US Navy va donner la chasse et embarque pour l’aider harponneur et homme de science. Les Lloyds et le bureau Véritas sont aussi de la partie, car il faut savoir pour calculer, les bénéfices du trafic maritime dépendent de sa sécurité et celle-ci a un coût qu’il convient d’évaluer avec précision. Avec gourmandise, Jules Verne décrit la déconvenue d’un scientifique, rédacteur du récit, qui proclame ses certitudes sur la nature du monstre, un narval géant, quand il doit se rendre compte de l’évidence d’un sous-marin aux capacités stupéfiantes et non encore répertoriées.

Ned Land est quant à lui un marin canadien qui porte en lui la part de force brute de l’humanité : tout est instinct, violence aveugle et intempérance chez lui sauf quand il le canalise dans le jet du harpon. Le besoin de vivre à l’air libre, sans contrainte, en nomade des mers seulement guidé par la transhumance de son gibier et sa traque. Seul Nemo l’égalera en force et en courage physique. Il véhicule aussi toutes les croyances sur ces continents inconnus et quasi inexplorés : il rapporte ainsi une connaissance vernaculaire et nourrie de son expérience, par opposition aux collections savantes et systématiques du professeur et de son assistant. Mais Ned Land représente aussi le terrien qui effectue des raids en mer pour assurer sa subsistance et se procurer son plaisir de tuer : il témoigne de ceux qui restent à la surface des choses, n’en conservant que l’aspect directement utilitaire et prédateur. Ses plaisirs sont terrestres, manger et boire mais curieusement rien ne sera indiqué de sa sexualité.

L’absente. Seule la femme et les enfants de Nemo sont en effet évoqués, et cela très brièvement. Attentif à son lectorat, l’éditeur Hetzel maîtrise un marché de vulgarisation scientifique par le roman ou les monographies illustrées à l’intention de familles de la bourgeoise catholique traditionnelle. Jules Verne se doit d’être édifiant pour plaire aux parents, alors Nemo ira jusqu’à enterrer un compagnon d’armes sous la mer au pied d’une croix mangée par les coraux, que voulez-vous il faut bien rassurer ses publics : la technique et le goupillon pour emblèmes, le sabre n’étant levé que pour défier l’ennemi héréditaire, l’anglais et sa perfide Albion. Alors, le Polyphème de la marine britannique se verra opposer l’épieu d’acier durci au feu électrique d’un Acis inconsolable de sa Galatée perdue. Très édifiant. De nos jours, la marine française attendra l’année 2018 pour accepter la présence de femmes à bord de ses sous marins nucléaires. Entre superstition, jalousie des femmes de sous-mariniers et taux d’azote, les motifs de refus ne manquaient parait-il jamais à l’appel.

Le trio de naufragés recueillis malgré eux apparait se construire en symétrie d’un capitaine toujours en proie aux tourments de son passé. Les sentiments oscillent le plus souvent entre compassion et aversion, fascination et dégoût, dans un lent tangage. Mais le quatuor décrit aussi les hésitations et les tentatives parfois vaines de la science théorique confrontée à l’empirisme. La technique domine ici la science, qui devient alors bornée par l’instrumentation. D’où nous devons parcourir de fastidieuses pages remplies de chiffres, la géographie n’est là que mesures en différentes unités, lieues, kilomètres, milles ou points exprimés en longitudes et latitudes, minutes et degrés. Dignes successeurs de cette obsession du nombre, nous vivons aujourd’hui avec l’obsession du point GPS, alors peu à peu notre vision du monde a éliminé la perception directe et ce qui fait notre culture vécue en partage, notre carte a fini par se substituer au territoire, lui-même satellisé. Les sciences économiques naissantes connaîtront rapidement le même sort : seule existe une réalité quantifiable, la part restante est évacuée de la pensée. Encore aujourd’hui.

Le déplacement d’un enfermement. Le roman part d’une situation d’emprisonnement au sein d’un univers hostile et quasi désertique : contraints de demeurer à bord du Nautilus, enjoints à ne jamais le quitter, mais libres d’évoluer au sein du navire et de profiter du pont lors des navigations en surface, bibliothèque et cabinet de curiosités accessibles à volonté, la contemplation des fonds depuis les baies de cristal venant délivrer le regard de sa geôle d’acier. Cent ans avant les récits du Commandant Cousteau et sa Calypso, Jules Verne nous relate les promenades sous-marines en scaphandre avec force détails. Le Nautilus comme métaphore et comme vérité d’une incarcération au cœur d’un zoo où l’homme s’est invité par son ingéniosité technique et sa détermination à dominer toute contrainte imposée par la nature. L’air est confiné, le CO2 étouffe les habitants s’il n’est pas renouvelé à temps, tout concourt à la tension de l’habitabilité en lieu clos : les membres d’équipage font alors preuve d’une abnégation et d’un dévouement presque mutique. A ce sujet épineux pour un roman dit d’anticipation, l’auteur propose jusqu’à une langue, spécifique à cette tribu unique, un Volapük qui inspirera peut-être l’espéranto qui sera conçu vingt ans plus tard. Mais il s’agit là sans doute de la rencontre d’un rêve de langue universelle et d’une utopie technologique au service d’une liberté sans frontières ni nations qui l’entravent, déjà. Un Pidgin techno-politique, en quelque sorte. Avant l’avènement du code, langage aride des machines numériques en réseau ?

Un hymne à la technique, une volonté de puissance sans limites et l’électricité. L’USS Nautilus troisième du nom concrétisera réellement le premier en 1958 le projet du Capitaine Nemo jusqu’à voyager sous la banquise et voguer sous le pôle Nord. Pour l’anecdote, Jules Verne, à l’instar des scientifiques de son temps, pensait que le pôle sud était lui aussi liquide, ce qui donne lieu à de belles pages sur cette mer libre, cernée par les glaces. Ses capacités excèderont toutes les possibilités envisagées, allant même changer la nature de la guerre “froide” engagée entre l’URSS et les USA. Le Nautilus fonctionne à l’électricité à partir d’une conversion chimique dans des piles au sodium qui entraîne alors des mécanismes au moyen d’électro-aimants, là où un sous-marin nucléaire fonctionne à la vapeur d’eau chauffée par une centrale embarquée. D’ailleurs, n’oublions pas que la première centrale nucléaire de production d’électricité civile est issue du premier sous-marin nucléaire militaire. En matière d’innovation techno-scientifique, la guerre d’abord, toujours. Le progrès viendra plus tard. Dans cette perspective stratégique, en France, la CNEXO est crée par le gouvernement du Général de Gaulle en 1967, l’année du lancement du Redoutable, premier sous-marin nucléaire français : l’exploration en vue de l’exploitation des ressources venues de la mer est instituée par l’Etat, comme attribut de sa souveraineté. Après fusion avec l’institut des pêches, l’ISTPM, l’IFREMER prendra la suite, guerre et économie d’abord, arraisonnement toujours. La vitesse comme la puissance qu’elle confère sont célébrées à tout moment du roman : plus vite, plus profond, plus fort pourrait précéder le rêve de Coubertin d’une trentaine d’années, l’exploration comme sport ultime pour gentlemen extraordinaires.

Le début d’une écologie, un rapport inversé à la nature ? A plusieurs reprises il y est question de l’extinction des espèces, toujours pêchées sans tenir compte des délais de reproduction et d’un effondrement de la ressource halieutique. La situation sociale rejoint alors le constat écologique, ici les pêcheurs de perle sont exploités par les colonisateurs, sans perspective d’aucune émancipation ou d’amélioration de leurs conditions de vie, là les peuples des littoraux sont incités à piller pour d’autres, les activités vivrières sont révolues. La notion d’effondrement est abordée dans la visite d’une cité de l’Atlantide que Jules Verne situe du côté des Açores. Là encore, il reprend les traditions gréco-latines qui racontent les luttes des Achéens avec les Pélages venus de la mer, que seule une succession de cataclysmes sismiques pourra défaire. L’idée d’une évolution des températures fatale aux hommes est souvent évoquée, même si il est question là d’un “refroidissement” due à la baisse du feu au cœur du noyau terrestre. Amusant. Dans le même registre, il cite les études du lieutenant de l’US Navy Matthew Maury, qui attribuent au Gulf Stream le rôle de régulateur du climat en Atlantique Nord. Plus étonnant, il invente un canal souterrain naturel sous le canal de Suez en cours de percement, qu’il nomme “Arabian Tunnel”. Flore et faune prolifèrent, avec leurs lots de géants terrifiants, pour donner de quoi frémir à l’imagination des lecteurs. Depuis, les scientifiques ont enfin pu filmer un calamar géant. C’était il n’y a pas si longtemps, au Japon, fin 2015. Nous pourrions également relever un certain biomimétisme dans la conception du Nautilus et il n’est pas anodin que l’animal dont il s’approche est non pas un mollusque mou à coquille mais un mammifère marin seigneur des mers et des grands fonds, le cachalot. Sa taille, ses protubérances dorsales, ses yeux rétractables, les dimensions de sa tête et surtout le spermaceti, cet organe unique qui permet la plongée par changement de densité, font du macrocéphale un modèle enviable. Peut-être la vraie raison pour laquelle Nemo les extermine avec autant de sauvagerie, comme si, chez cet être terriblement ambivalent, tuer ses doubles de chair pouvait lui éviter de regarder son œuvre dans le miroir.

Beaucoup se réclament de son héritage, et nous l’avons vu, à commencer par les sous-mariniers, civils comme militaires. Côté fiction, Pixar et les Studios Walt Disney firent ainsi du Capitaine un poisson-clown trouillard, ce qui termina d’effacer sa mémoire auprès des plus jeunes. Un peu logique, son amie Dory est, elle, amnésique… Des coureurs transocéaniques se disputent aujourd’hui un Trophée Jules Verne qui consiste à partir de Ouessant, faire le tour de l’Antarctique et revenir : ils envisageaient de le boucler en 80 jours comme un tour du monde de Philéas Fogg, aujourd’hui les bateaux terminent en moins de 40 jours. Les solitaires du Vendée Globe pouvaient s’en réclamer en partie tant par leur esprit d’aventure et tant qu’ils devaient s’équilibrer de ballasts pour compenser la surpuissance vélique de leurs machines. Il leur arrive ainsi de passer non loin du point Nemo, ainsi nommé pour sa distance avec les terres les plus proches, dans la région duquel le regretté Gerry Roufs disparût en 1997. Mais aujourd’hui, l’heure est au vol sur plans porteurs (“foils”), un sport de poisson volant pour individus très reliés au monde et très accompagnés. Très auto-centrés sur leurs performances et leur gloire aussi. Mais pour eux il s’agit de voler au dessus de l’eau, pas en dessous. C’est donc ainsi que le nautile, ce mollusque à tentacules qui s’habille d’une carapace qui s’enroule vers l’avant et se déplace par l’expulsion d’un jet d’eau, continue d’être la métaphore ultime pour tout engin sous-marin à ballast. La fiction du Nautilus se concrétise davantage dans l’exploration spatiale contemporaine, où les questions de décarbonation se révèlent cruciales et où l’ennui de longs voyages dans l’obscurité et le confinement posent des problèmes psychologiques non encore résolus. Sur un plan littéraire, le mouvement Steam Punk s’en réclame ouvertement depuis plus d’un siècle.  La série télévisuelle “Star Trek”, tout spécialement les deux premières générations avec les capitaines Kirk et Picard à la tête de leur vaisseau “Enterprise”, reprennent bien des caractéristiques de Nemo, du Nautilus et de son équipage, leur relation à la science et leur désir de connaissance porté par la technologie, la vitesse et l’énergie quasi illimitée. Seule différence notable, ils parcourent l’espace intersidéral et le font d’une manière qui peut surprendrait le grand Jules : sans scaphandre mais en pyjama. Un classique de la SF, “Dune” de Frank Herbert et son adaptation démentielle par David Lynch en 1984, portent un propos très pertinent sur la mer, le désert, la rareté de la ressource et leur inhabitabilité, qui empruntent à une esthétique enfantée par Nemo et son Nautilus, des colonisateurs impitoyables jusqu’aux scaphandres et aux monstres démesurés. Plus près de nous, “l’île du Point Nemo”, le truculent et picaresque roman de Jean-Marie Blas de Roblès ne fait pas mystère de sa filiation. Dans la bande dessinée, Les machines et les utopies graphiques de Schuitten et Peters s’y réfèrent explicitement.Nous le voyons, les exemples ne manquent pas.

Sur notre vaisseau Terre tel qu’il est décrit, cartographié et commercialisé aujourd’hui par la Nasa, nous pouvons toujours nous reporter à ce récit pour mieux saisir les constantes mythologiques de notre époque. “Vingt mille lieues sous les mers” documente dans un dépouillement paradoxal sinon a-littéraire, l’anticipation d’une existence individuelle tout entière encastrée dans son moment technique. A bord du Nautilus, tout est utile, à l’extérieur tout est utilisé. Le destin se fabrique à hauteur d’homme dans un élément instable et indomptable, la mer. Comme le dit la devise du capitaine Nemo, quand on vit selon le “Mobilis in Mobile”, à chacun le soin de saisir son moment, son “Kairos”. C’est aussi un roman de possession : passion de la vengeance en premier lieu, qui sous-tend tous les actes de l’équipage du Nautilus, en rupture de ban jusqu’au suicide collectif, emporté dans le maelström originel, ce qui n’est pas sans rappeler les fortunes homériques d’Ulysse, comme une vengeance des dieux anciens. La préoccupation de notre milieu dont nous voudrions nous échapper de peur qu’il nous engloutisse sous un tsunami d’immondices stériles y est anticipée avec humanité. La possession des terres émergées et maintenant des ressources pélagiques ou des gisements sous-marins sont dés cette époque les enjeux d’âpres négociations géopolitiques. Car le commerce gouverne le monde et justifie les guerres que fuient Nemo et ses compagnons, ce monde dont le savoir est asservi, arraisonné par la technique dirait le philosophe. Alors ils s’échappent sur une voie encore plus technique, pour s’abimer chaque jour plus profondément. Et pourtant, leur histoire avait commencé par la défense et la préservation de leur expérience sensible du monde, portée par un amour indéfectible pour les merveilles de la nature, la donnée première. Alors, comme tenus enfermés par ce paradoxe insoluble, interrogeons-nous. Cette quête inextinguible de la liberté individuelle conduirait-elle à un emprisonnement collectif dans des contraintes de plus en plus difficiles à desserrer ? Le Capitaine Nemo serait-il un (anti-) héros qui doute déjà du progrès, qui, quand il s’efforce de le soumettre à ses désirs immenses, le ferait au prix d’une aliénation qui ne peut s’achever sinon dans une spirale sans fin ? Mobilis in Mobile…

Le Voyage de Kritikos, Livre Troisième, “Corfù”, extrait du chapitre “Nemo”, encres sur papier, Renaud Gaultier 2020

Le Voyage de Kritikos, Livre Troisième, “Corfù”, extrait du chapitre “Nemo”, encres sur papier, Renaud Gaultier 2020

“Le Voyage de Kritikos”, chant graphique pour accompagner un rêve, 2020 : https://indd.adobe.com/view/77bee1e9-8a87-461c-a3fe-0e64031337c8

Jules Verne, “Vingt mille lieues sous les mers”, Hetzel 1870, Livre de Poche 2001, Illustrations Alphonse de Neuville.

Gene Roddenberry, Star Trek: The Original Series (Star Trek TOS, 1966-1969), Star Trek, The New Generation (Star Trek TNG 1989-1994)

Frank Herbert, “Dune”, 1965 (USA), Robert Laffont Paris 1970

David Lynch, “Dune”, 1984, bande annonce VO : https://www.dailymotion.com/video/x4sqf7l

Le Trophée Jules Verne, 1984 : http://www.tropheejulesverne.org/histoire/genese-du-trophee/

Jean-Marie Blas de Roblès, “L’île du Point Némo”, Zulma 2014

“Némo”, Pixar, 2003 : https://www.youtube.com/watch?v=_fK7wQHnS4c

Tuesday 06.16.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Lignes de fuite, perspectives et voies possibles

“Le Voyage de Kritikos”, Livre troisième, “Corfu”, extrait, encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

“Le Voyage de Kritikos”, Livre troisième, “Corfu”, extrait, encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

“Le despotisme, qui de nature est craintif, voit dans l’isolement des hommes le gage le plus certain de sa durée, et il met d’ordinaire tous ses soins à les isoler.” Alexis de Tocqueville*****, “De la démocratie en Amérique”, 1835-1840.

Les tenants du néo-libéralisme triomphant ont facilement banni de leurs réflexions le versant politique au profit de la seule dérégulation économique à l’échelle mondiale. Au moment où les affaires reprennent, et quand les experts s’interrogent sur le profil de la reprise attendue, en U, V, W ou bien I ou L, il devient nécessaire de tenter une variation sur les cadrages et les points de vue. Librement, cela va de soi.

Nous aimons à considérer la flèche du temps comme une progression vers un futur radieux. Les lois de la perspective nées à la Renaissance nous aident à formaliser des images, un avant l’après, un proche devant le lointain. Le vingtième siècle achevé, cette idée du progrès a été fortement remise en question. Les avancées techniques n’apporteraient pas seulement des améliorations à la vie de tous mais des inconvénients qui deviendraient insupportables à mesure que les problèmes qu’ils posent ne trouvent pas de solution. Alors, il est convenu, souvent dans un consensus aveugle, de reporter l’étude de la solution à demain. La crise du Covid-19 nous oblige à considérer ce qui s’ouvre devant nous, dans un déconfinement intellectuel qui s’annonce ardu. Essai.

La fuite en avant ou tentation du pire. Sont-ils nombreux ces fanatiques du transhumanisme*, pour nous promettre que le Big Data et l’hyper computation de nos existences nous amèneront le bonheur sur terre et la vie quasi éternelle. D’autres se joignent à eux pour dénoncer toute entrave au plaisir de consommer, polluer, conquérir et ravager ce que bon leur semble, car pour un baby boomer bien pensant, il est interdit d’interdire, surtout de jouir aux dépens des autres. Au sortir d’une crise, beaucoup ont à perdre, argent, pouvoir et réputation, il est certain qu’ils trouveront dans ces groupes de pression omniprésents des soutiens intéressés. Ils craignent que la loi et dans nos démocraties, l’opinion publique, freinent leurs affaires et réglementent les pratiques, et s’empressent de vite crier à l’obscurantisme et pourquoi pas au malthusianisme. Or des milliards de personnes ont été terrorisées par la peur du virus : un siècle après la première attaque de masse contre notre environnement, le gaz moutarde sur les bords de l’Ypre**, nous voilà dans la crainte de respirer le même air que nos concitoyens, tous innocents coupables de diffuser un aérosol potentiellement mortel. Nous proscrivions le hidjab pour des raisons de civisme laïque, nous punirons l’absence de masque pour raisons sanitaires. XXIème siècle, l’ère du masque, ou dirions-nous, l’air du masque, filtré, percolé, empêché.

Car il est bien question ici d’asphyxie. La saturation de l’espace public par des informations à jet continu et sans contradiction, d’injonctions paradoxales propres à désorienter tout un chacun sinon rendre fou, la multiplication des polices jusqu’à créer maintenant des brigades sanitaires nous alertent sur la montée des périls en cours : cette dystopie de la société du contrôle, annoncée par Foucault puis Deleuze, se matérialise sous nous yeux. Il ne suffisait plus de reléguer dans des cités insanes les pauvres et les ethnies minoritaires pour ensuite conduire les éléments les plus agités en prison, de leur dédier une milice d’Etat, pour maîtriser ce qu’il est convenu d’appeler selon la sémantique dédiée, une surpopulation. Il fallait mieux, et oh miracle de la technologie, nous l’avons trouvé, ou plutôt nos amis si démocratiques d’Asie du Sud-Est l’ont mis en place : le “tracking” généralisé, dispositif ubiquitaire assisté par la carte de crédit, le téléphone portable, la reconnaissance faciale, le drone et le satellite. Un premier signe est rendu visible par le port obligatoire du masque détectable par vidéo-surveillance. Il est sidérant d’écouter un sénateur*** issus des rangs de la droite dite modérée appeler de ses vœux l’adoption d’un dispositif de surveillance et de coercition partout et en tous lieux. Ce délire sécuritaire se complète actuellement par l’usage de chiens dressés à détecter les porteurs de la maladie en pleine rue : la brigade sanitaire se veut cynophile. Ce n’est pas la première fois que le sanitaire se lie avec le sécuritaire : protéger, tester, isoler, tout un programme. Des porteurs d’un virus mal connu nous pourrions passer à de mauvais payeurs, des petits délinquants ou des sans-papiers pour aboutir pourquoi pas aux opposants politiques. Des soit-disants libéraux rejoignent alors la longue et séculaire cohorte des léninistes, nationaux-socialistes, pétainistes et autres maoïstes de sinistre mémoire. Car il faut tenir les masses voyez-vous, et nous sommes déjà 7,7 milliards d’humains sur terre et puis Elon Musk n’a pas encore construit l’arche de Noé (No Way) pour nous évacuer de cet enfer. Il parait qu’il n’y aura que cent places et qu’elles seront vendues aux enchères, d’ici là elles sont déjà cotées en bourse. Pendant ce temps, la maille du filet satellitaire se déploie selon un plan serré, chaîne et trame, sans les boulets aux pieds. Alors, dans un camp sans barbelés, mais scrupuleusement data-vidéo-surveillés, avec internet 5G pour mieux nous interner, nous vivrons heureux et jouirons sans entraves. Youpi.

La tentation de la violence. Le plus sûr moyen d’ajourner toute possibilité de changement est certainement d’entamer un couplet révolutionnaire pour jeter “les masses” dans la rue à l’assaut des “bourgeois”. Nos régimes sont déjà suffisamment policiers et militarisés pour dissuader toute velléité de transformation brutale. Les circonstances extérieures l’imposeront d’elles mêmes, le processus a déjà commencé. Les consciences se sont ouvertes à la question climatique, les tensions sociales s’exacerbent chaque jour, seule une caste dépassée par les enjeux qui se présentent aujourd’hui s’obstine à infantiliser les citoyens. Quand le fruit est mûr, il suffit d’une légère brise pour le faire tomber. A nous de préparer la relève.

La tentation du repli sur sa sphère intime. Le confinement a eu au moins ce mérite : stigmatiser les non sens de nos vies. Nous pourrions chercher à nous échapper et laisser ce monde se débrouiller au loin avec ce chaos sans fin. Les plus aisés iront trouver la maison de leurs rêves, les autres une roulotte “into the wild”. Pourquoi pas. Mais vivre n’est pas une activité ayant pour décor une villégiature de catalogue. Une existence sans autrui s’appauvrit dans un fantasme et s’étiole dans une acédie sans fin. La société caractérise l’être humain, elle est parfois son risque mais aussi une faculté d’enrichir le monde de sa présence au monde.

De l’air, pitié de l’air. Non, quoi qu’en disent fainéants et intellectuels paresseux de tous bords, la pollution n’est pas un mal nécessaire mais un compromis acceptable et soutenable encore à trouver. Encore faut-il le chercher. Notre mode de vie drogué à la dette et au carbone n’est pas non plus une fatalité. C’est affaire de choix, donc de renoncements, et d’efforts consentis sur la durée, n’en déplaise aux jouisseurs invétérés et compulsifs. La technique peut être orientée, l’économie suivra. Nous pouvons constater que nos petits génies de la Silicon Valley et de Seattle n’ont rien fait pour nous sortir de là si ce n’est produire les technologies du contrôle les plus sophistiquées et les moins détectables, elles. Au paradis de la libre entreprise, elles ont atteint sans coup férir la situation de monopoles mondiaux. Il y a un siècle, la Standard Oil avait été démantelée pour moins que ça. De fait, la démocratie n’a jamais connu un tel danger. Les Etats, dans leur frénésie de déconstruction de la social-démocratie, leur confient des pans entiers de nos pratiques démocratiques : ainsi la gestion des hôpitaux, des transports, de l’énergie, de la banque, de la monnaie, de la culture… Et plus grave, les algorithmes qui régissent notre vie de citoyen. Les clés du royaume, en quelque sorte. En France, un roi despote nommé Philippe Le Bel avait détruit un ordre bancaire pour encore moins, mais c’était il y a longtemps, 1307, un bail. Si nous ne savons pas où nous allons, eh bien ces dirigeants du monde numérique ont l’air, (encore), de connaître la suite de l’histoire, alors faisons leur confiance, n’est-ce pas, tout est mieux que l’incertitude n’est-ce pas ? Rien n’est moins sûr. L’avenir n’est pas certain et le présent n’entérine en rien l’inéluctable. C’est une question de volonté partagée.

Les perspectives souhaitables sont connues : vivre nombreux et en harmonie sur une terre habitable. Nous disposons de moyens technologiques incroyables, nous avons même créé les réseaux financiers qui permettent de produire de l’argent et le diffuser partout dans le monde en quelques nano-secondes. Tout est possible, donc. Mais ce tout est politique. Pas celle qui produit des normes au kilo dans des parlements traumatisés, mais une politique adulte qui pose des bases éthiques à l’action publique et privée, qui donne un cadre et fait confiance aux citoyens, à partir du moment où tous ont accès aux moyens techniques, à l’argent et plus encore, à la connaissance et l’information.

Car cette crise n’est pas seulement sanitaire**** ou économique. Cette crise est avant tout une crise de la connaissance et de l’information. Or la connaissance est un bien commun. Comme l’eau, l’air, l’espace, l’énergie, le vivant. Avec le retrait du politique ces quarante dernières années, la dérégulation des droits de propriété a entrainé l’appropriation du bien commun par quelques-uns. L’économie post-industrielle a vu se restaurer un système latifundiaire, laissant en jachère des potentialités de créativité et de génie humains gigantesques. Internet, ce fantastique projet de résilience globale, a ainsi été confisqué par des oligopoles, nous laissant une queue de comète pour nous distraire. La politique nouvelle pourrait consister premièrement à garantir ces biens communs et leur accessibilité. Deuxièmement, à rétablir la subsidiarité des lieux de production de sens, de valeurs et de biens. L’échelle municipale, régionale, linguistique en est une dimension. Pour partager une même terre, revenons au territoire. Mais certainement pas au “nous sommes chez nous” nauséabond qui a déjà gazé le débat, mais à un projet “mieux partager ensemble le même espace-temps de vie. Toutes les choses peuvent s’administrer sur plusieurs plans, sans bureaucratie excessive, y compris la monnaie. Elles ne s’excluent pas mais se complètent utilement, ne serait-ce que pour des fonctions aussi essentielles que se nourrir, se loger, se vêtir, s’instruire, produire, recycler, se distraire, travailler, inventer et entreprendre. Car le libre échange n’est en rien responsable de la crise mais plutôt son absence de gouvernement et les excès qui en découlent. Le commerce n’est pas le pillage, encore moins toute la vie, mais une pratique qui demande à être convenablement régulée. Troisièmement, à garantir les droits de l’individu et non son égoïsme. L’égalité s’accorde avec la liberté politique, sinon le totalitarisme s’insinue sans même le voir venir. La fraternité, ce sentiment profondément humain, a pu s’exprimer malgré les délires bureaucratiques récents. Ni le confinement et, espérons le, ni les masques n’annihileront ce besoin de faire société ensemble. Pour cela cultivons nos jardins, nos cœurs et nos esprits.

Nous pourrions objecter le doux rêve, l’utopie, la gentille et niaise digression qui se heurte au mur des real politik des empires et des nations. Puis rappeler les guerres qui se préparent, au moment où les replis économiques sur des souverainetés factices se multiplient déjà, où les effets mortifères des abus de concurrence fiscale et sociale finissent d’exaspérer les populations. Certes, mais les empires tombent et tomberont encore, quand les idées et les principes demeureront sinon éclaireront longtemps la route, après la mort de celles et ceux qui les ont portés. Et que des îlots de résilience ont été constitués.

Le reste est affaire d’arrangements multiples, avec ses proches, sa culture, son biotope, son jardin intime. Repartir du bien commun, répartir la commune. Cela demandera peut-être de mettre au pas quelques bureaucrates, ramener à la raison un troupeau d’actionnaires et une escouade de politiciens un peu trop avides voire jaloux de leurs pouvoirs et de leur argent. Cela s’appelle la Loi, la même pour tous. Rien de populiste là dedans. Encore moins de soviétique. Juste un libéralisme politique tempéré par nos conditions actuelles de vie terrestre, la dérive pénitentiaire***** en moins. Les collectivités territoriales, les associations et les coopératives sont des véhicules déjà mis librement à notre disposition. Nous pourrions nous en emparer. Vaste chantier, non ?

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*En Californie : Fondation Ray Kurzweil, Google inc… En France : l’Institut Sapiens, (Babeau, Alexandre et consorts), faux nez libertarien en maraude sur tous les plateaux de TV.

** Voir la continuité technique historique Yperite, Zyklon A et B jusqu’à Bayer-Monsanto décrite entre autres par Peter Sloterdijk, “Ecumes”, (Sphères III), Suhrkamp Verlag 2003, Hachette 2005.

*** Claude Malhuret, le 4 mai 2020 au Sénat, qui, dans un même discours de soutien indéfectible au premier ministre Edouard Philippe, cite Tocqueville et Richelieu puis exhorte le chef du gouvernement à “franchir le Rubicond”, acte fondateur du Césarisme. Le père du libéralisme et de la sociologie politique introduit pour justifier ensuite l’approche politique du premier théoricien de l’absolutisme à la française et le donner comme exemple à suivre, le tout dans une ambiance très Vème République bonapartiste...

**** cf post précédent : “Le comptable, l’artiste et la Mort”.

***** Il est toujours surprenant de constater que le visionnaire du libéralisme ait commencé ses observations à partir d’une comparaison des systèmes pénitentiaires. L’angle mort du libéralisme serait donc bien “la société de contrôle”.



Sunday 05.10.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Le comptable, l’artiste et la Mort

“Les primeurs à Rungis”, encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

“Les primeurs à Rungis”, encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

Nous avons peur de tomber malade. Nous avons peur de mourir. Nous avons peur de rencontrer les autres. Nous avons peur de la solitude. Nous nous consolons dans la consommation de programmes sur les réseaux et internet. Nous sommes des millions à obéir à des injonctions paradoxales ou stupides. Que nous est-il arrivé ?

Ce qu’un maintien de l’ordre excessivement violent avait réussi à grand peine, la peur d’un virus venu de Chine y est parvenu sans difficulté : nous sommes restés chez nous, dans un climat de peur et de défiance jamais atteint depuis la débâcle de 1940 et les lois scélérates de 1942. A longueur de journée, tous les médias, aussi bien publics que privés, entretiennent une psychose avec une grande maîtrise des rhétoriques anxiogènes. Chaque soir un médecin-général en chef égrène le décompte des morts, selon un rituel désormais bien établi. Bientôt nous aurons droit à une cérémonie aux Invalides, avec sonneries martiales et discours grandiloquents. Les larmes toujours nous désarment. Cette communication très rodée repose en l’occurence sur deux approches de nos systèmes cognitifs : le nombre et l’émotion. Le nombre pour leurrer notre rationalité et faire croire à la scientificité des décisions. L’émotion, pour saturer notre imaginaire d’histoires dont nous pourrions être les héros, le plus souvent malheureux. Les deux se lient de façon indéfectible depuis plus de douze semaines dans le sinistre décompte quotidien des morts, jamais contextualisés : âge, pathologies chroniques, état de santé général. Le coronavirus Covid-19 est une maladie systémique évitable : l’Occident a été frappé, et c’est donc son modèle qui est mis à mal, ce qui aurait pu justifier le triomphalisme indécent des autorités chinoises. Si il est tant question de nombres, de masques, de tests, de malades en réanimation, de morts à l’hôpital, de morts en EHPAD, c’est bien pour recouvrir une ignorance générale : nous constatons les dégâts et nous les chiffrons. Un président vieillissant de la Vème république avait prédit “ après moi viendront les comptables” et nous n’avons pas été déçus. Le comptable* n’anticipe ni ne prévoit rien, il enregistre et dans le meilleur des cas contrôle la validité des comptes. Ici, nous ne savons même pas le nombre réels de malades et de décédés à leur domicile. Notre médecine préventive a été balayée par le Covid-19 : obèses, diabétiques, cardiaques, malades auto-immunes et pauvres sont les premières victimes parmi les moins de 60 ans. Nous préférons soigner a posteriori avec des dépenses considérables ce qui pourrait être évité par une politique de santé digne de ce nom. Nos petits chefs comptables n’ont pas pris la peine de faire la balance entre le coût d’une politique de santé préventive, quelques millions, et le coût d’une catastrophe sanitaire, plusieurs milliards. Mais alors il faudrait s’attaquer aux puissances du sucre, du tabac, de l’alcool, de la drogue, du diesel, de la chimie et du charbon. Recul du politique, arrivée des comptables et triomphe des croque-morts.

Le soi disant libéralisme dont on nous rebat les oreilles est une supercherie. C’est un fatalisme à la Pangloss. Tout est bien dans le meilleur des mondes, alors pourquoi changer. Les pauvres doivent le rester, parce qu’ils veulent être pauvres, qu’ils sont fainéants ou trop bêtes. Surtout s’ils viennent d’ailleurs. Les soi disant libéraux de cette secte dont le “laissez faire” est la devise s’accommodent très bien de la restriction des libertés par un Etat fort, tant qu’il maintient un état de fait qui profite aux situations acquises : inégalitaire, injuste et violent. L’Etat est juste là pour faciliter - sécuriser - les affaires et combler les pertes des grands qui ont échoué. Ils prônent la possibilité pour chacun d’accéder au bien-être matériel mais cela reste en réalité un rêve quasiment inaccessible. Les “success-stories” sont des contes pour enfants crédules, un nouvel opium pour ignares et Wall Street un temple dédié à la misère humaine.

Cette politique des fatalités s’accommode par ailleurs aussi très bien de la dégradation de l’environnement, tant que le prélèvement des richesses terrestres profite à certains et que la technique bio-médicale les protège. Nous pourrions imaginer que les catastrophes récentes, incendies, inondations, ouragans, tsunamis et pandémies les alertent. Il n’en est rien. Vous comprenez, nous avons du mal à chiffrer les externalités, autrement dit les dégâts. Les meilleurs comptables en la matière, les assureurs, ont eu beau dire qu’ils ne pourront pas suivre au rythme des crises d’origine climatique ou pandémique, la majorité des puissants préfère l’ignorer. Parce que lorsque l’on est puissant, on sait, voyez-vous. Biais cognitif classique. L'aristocratie d’état qui gouverne les démocraties occidentales a bien intégré le modèle et le sert avec constance depuis des décennies. Immobilisme et réformisme crispé conduisent actuellement à une dérive sécuritaire, pente naturelle d’un Etat hors de contrôle, incapable de gérer la crise.

Alors d’où pourrait provenir le changement ?

Tout a été dit sur les partis en faillite, leurs idéologies ayant sombré avec la multiplication des crises, ce qui nous vaut d’être gouvernés par de petits chefs comptables autoritaires. Un espoir demeure encore au niveau des initiatives locales, plus ou moins marginales voire extrêmes, du Maker Space à la ZAD. Des réflexions constructives se font jour chez des intellectuels regroupés autour de Bruno Latour ou Philippe Descola. Je suis de ceux qui pensent que cela passe par le réveil de l’esprit critique et par là d’une appropriation la plus large possible de la culture. Je ne parle pas ici des “industries culturelles” qui produisent à la chaîne des séries qui racontent des séries de meurtres commis par des meurtriers en série ou d’expositions qui présentent les chefs d’œuvres selon une invariable variation Impressionnistes-Matisse-Picasso-Impressionistes-Koons-Picasso-Matisse-Impressionnistes. Non, je parle d’une culture qui permet de relier les personnes aux pensées d’autrui, à des esthétiques différentes, à des modes de vie autres, qui permet de se considérer comme un être parmi d’autres dans un monde jamais complètement connu sinon indéchiffrable. La culture est aussi un apprentissage de la pensée critique, celle qui étymologiquement nous invite à discerner les choses entre elles, à passer du concret à l’abstrait, du sensible au rationnel et inversement.

Un minimum de culture scientifique aurait par exemple permis à nos gouvernants de prendre des décisions moins ineptes. Un minimum de culture historique ou anthropologique nous aurait donné les éléments pour comparer les différents modes de réaction face à une épidémie. Mais plus encore, une culture littéraire et artistique nous aurait permis d’envisager la maladie et la mort autrement. Et peut-être de ne pas céder à la panique qui a saisi les médias en boucle. Certains historiens de l’art estiment que depuis Duchamp le beau n’a plus droit de cité dans l’art. Et ce sans s’interroger sur les conditions mêmes de leur jugement, fortement situé dans un contexte historique et sociologique bien particulier. Dans les sociétés dites avancées, l’art ne vaut plus que par sa fonction de divertissement tarifé, à côté d’autres objets et moments de consommation. Dont acte. Mais l’art, irréductiblement, consubstantiellement, fait face à la mort. Plus encore il lui résiste sinon il transgresse la Mort, cette Loi ultime de la Vie. Il défie le temps et la corruption des corps, provoque le changement des régimes et s’oppose aux puissances, traverse les frontières et inquiète nos nuits. L’art nous parle de notre animalité et de notre esprit, nous réconcilie en nous mêmes en mettant au jour nos parts d’ombre, nous relie aux êtres non humains et au langage des choses qui nous entourent. Aimer, étudier et pratiquer l’art exorcise les pires de nos peurs. Et peut éclairer notre rapport à la mort. Encore faut-il en prendre le risque et l’aborder avec curiosité et humilité, dans l’oubli de ce que l’on croit savoir. Le poète descend aux enfers et, rebelle aux Dieux, se retourne sur son Eurydice aimée. Il chantera sa peine infinie et son chagrin nous touche encore. C’est un mythe devenu fiction, une tragédie éternelle, un enseignement de vie. L’artiste témoigne de sa seule liberté et rien que cela le rend précieux. Il est remarquable de constater que notre république de chefs comptables* a banni l’art de leurs préoccupations. Peut-être certains ont-ils peur que nous n’ayons plus peur ?

Sans doute car dans les faits, et nous pouvons le regretter, l’art n’est enseigné ni aux enfants ni aux adolescents. Il se limite à une expression rapide de ses émotions premières, ce qui est certes un début, mais ne laisse pas de place à l’autre, encore moins à la culture, à la pensée, en d’autres termes à l’élaboration d’un langage singulier. Ne reste alors qu’un loisir pour retraités. Signe d’une époque vouée à un utilitarisme normé, les programmateurs de l’éducation le proposent en option décorative, à une marge congrue mais jolie car “en réalité, cela ne sert à rien”. Or, dés le plus jeune âge, nous gagnerions à nous confronter à la critique, à apprendre à ne plus confondre soi et sa production, à envisager de multiples solutions à un problème plastique posé, à comprendre qu’il existe d’autres sensibilités que la nôtre. De la même façon, enseigner l’histoire des mondes, c’est à dire des multiples représentations de notre univers qui nous semble aller de soi et faire l’expérience de nous départir d’évidences qui n’en sont pas pourrait utilement élargir les critères de nos a priori, voire nous démontrer par l’exemple que rien ne remplace un questionnement juste et approfondi. L’histoire de l’art, surtout quand elle s’enrichit de sciences humaines et ne tend pas à une vaine érudition, constitue une voie d’apprentissage des libertés de penser et d’agir au fil des temps. Ainsi une formation aux humanités procure un immense mérite, celui de connaître nos peurs, liées aux habitudes de pensée héritées de nos familles ou de nos milieux et de ne plus céder facilement aux injonctions d’où qu’elle viennent, de mettre les réalités et les événements en perspective, dans un temps long. Aussi et c’est utile par les temps qui courent, de ne plus s’en tenir aux opinions affirmées sans preuves dans ce gigantesque café du commerce des réseaux sociaux. Car nous n’avons pas besoin de censure ou d’un nouveau ministère de l’information, simplement d’éducation à la pensée libre. De fortifier un esprit critique et éclairé. Pour tenter de déchiffrer ce qui nous entoure, avec la modestie qui convient devant tant d’inconnues.

Le Voyage de Kritikos, “L’enfer ?”, extrait, Encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

Le Voyage de Kritikos, “L’enfer ?”, extrait, Encre sur papier, Renaud Gaultier 2020

*en aucun cas je ne veux dénigrer des professionnels utiles à la société, je veux simplement rappeler que la politique dans son essence et ses finalités déborde d’un cadre comptable qui par nature réduit la représentation du monde au facilement dénombrable. De surcroit, cela induit une hiérarchisation des valeurs et des temporalités qui, mal orientée, aboutit par exemple à ne plus provisionner les pertes éventuelles. La gestion des flux et des stocks, modélisée dans les années 90, a ainsi abouti aux pénuries que l’on a connu. Rien de fortuit là dedans.

Gilles Deleuze à la FEMIS en 1987 : https://www.youtube.com/watch?v=6z5Fs_xnIH0

Saturday 05.02.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

La fin des jours heureux ?

Le Voyage de Kritikos, “L’Enfer ?”, Extrait, Encre sur papier, 2020

Le Voyage de Kritikos, “L’Enfer ?”, Extrait, Encre sur papier, 2020

Ainsi va le confinement qu’à la fin les gens sortiront de chez eux. Certes, mais pour quoi faire ? Reprendre sa vie à l’identique ? Changer ses habitudes ? Reconstruire un monde en quasi ruine ? Faire la révolution ? Transformer son mode de vie ? Il a été dit que nous devions nous livrer à une introspection individuelle et collective lors de ces jours d’enfermement. Quelques voies possibles, à l’écart du brouhaha actuel.

Quelques constats pour commencer, sans polémique aucune. Nous pouvons déjà noter que les démocraties décentralisées ont pu réagir plus vite et mieux. Ainsi, le pacte politique et social n’a pas été remis en cause en Allemagne et la pandémie y a été contenue mieux qu’ailleurs. A l’inverse, les démocraties populistes, Royaume Uni et Etats Unis par exemple, sont durement frappées. Les informations émanant des démocratures, ainsi Russie et Chine, étant sujettes à caution, nous ne pouvons en tirer d’enseignement. En France jacobine, la crise a le mérite de révéler ce que d’aucuns disaient mais sans être écoutés : le pays souffre de maux multiples. Nous pouvons citer, entre autres afflictions :

  • la centralisation désordonnée : un exécutif dispersé entre trois pôles, Elysée, Matignon et Ministères, qui nomme à tout va des responsables de cellules de crise qui doublonnent avec les agences gouvernementales existantes. La confusion qui en résulte est assez logique.

  • Une politique d’investissements stratégiques inexistantes. Le coût de l’impréparation sera exorbitant sur le plan économique : 10 points de PIB au bas mot, 20% de chômage, faillites de nombreuses TPE et PME, secteurs sinistrés, etc. L’Allemagne a conservé son tissu industriel fortement exportateur, elle s’en sort déjà mieux, alors dans un an l’écart sera d’autant plus grand. Se désengager des entreprises rentables, se séparer d’actifs stratégiques, soutenir des activités mal gérées et obsolètes a fini par créer des vulnérabilités fatales : aucune surprise ou fatalité là dedans.

  • Un système de santé en souffrance placé face à une crise aigüe du fait d’une pénurie organisée de longue date : personnel, lits, médicaments, matériels, fournitures, tout a manqué. Depuis une dizaine d’années, médecine hospitalière et médecine de ville sont méthodiquement désarticulées et pourtant les défis ne manquent pas : urgences, infectiologie, cancérologie, addictions, obésité, vieillesse, psychiatrie, etc. Le révélateur du niveau de cohésion et de cohérence de l’administration d’un pays a vécu des heures terribles. Mais le choix de privilégier la vie des concitoyens à l’économie traduit une réelle évolution de l’échelle des valeurs politiques, c’est à souligner.

  • Une condescendance médiatique et politique vis à vis des populations. Sans la pression des réseaux sociaux, nous aurions eu droit à une propagande éhontée. Or, dans l’ensemble, les civils se sont montrés de bons citoyens, respectueux et disciplinés. Peut-être une forme de fatalisme. De faire porter l’effort d’un rattrapage d’activité sans en préciser les buts et qui plus est dans le désordre à des personnes fortement touchées témoigne d’un syndrome de canard sans tête. Courir, sans savoir où nous allons, et le plus vite possible.

  • Le secteur agro-alimentaire et la grande distribution, sur site et en ligne, ont assuré le ravitaillement d’un pays à l’arrêt. Cela fonctionne, c’est efficace, ça passe au travers des crises. Si il leur avait été demandé de gérer la pénurie de masques, nous en aurions depuis longtemps dans les rayons des supermarchés. Pendant ce temps, les agriculteurs se débrouillent comme ils peuvent, entre paperasse et stocks invendus.

  • La fracture territoriale est accentuée : après des années d’abandon d’une politique de la ville digne de ce nom, les effets se font sentir de façon dramatique. Seine-Saint-Denis, combien de morts ? Le regroupement des régions a favorisé l’hypertrophie bureaucratique tout en éloignant les administrés des centres de décision. Autant d’inerties ajoutées quand il s’agit de relancer les activités et de corriger les disparités.

  • La confiance est rompue vis à vis du gouvernement, de l’administration et des personnels politiques. Crises des Gilets Jaunes, de la Réforme des Retraites et maintenant du Covid-19 démontrent un problème profond et grave. Quand la politique s’absente, ne reste que la communication. D’organiser des simulacres de consultation relève du management le plus cynique. Et inefficace. Que le personnel médical ait démissionné début janvier de ses prérogatives administratives en raison d’une absence totale d’écoute de la part de leur ministère en est la preuve insupportable. Et pourtant “ils ont fait et continuent de faire le job, eux”.

  • Ce gouvernement n’est pas pire que les précédents, il en est le digne successeur. Mais après des années de décision ineptes ou de report sine die, le système finit par tomber en panne. Il l’était avant le Covid-19. Difficile de croire que la machine étatique saura se remettre en marche d’elle même.

  • La prise en compte de l’environnement n’a réellement pu émerger qu’au niveau local, villes et régions. L’Etat, et en premier lieu Bercy, se contente de mesures cosmétiques. Une manne financière nous est promise : qu’elle soit orientée et non pas seulement destinée à combler les pertes d’activités condamnées par la transition écologique nous semble un préalable raisonnable. Mais ce sont les lobbys qui font la loi, pas notre parlement, et encore moins celui de Strasbourg-Bruxelles.

  • Le recours à la force pour réprimer toute contestation a passé des bornes jamais atteintes depuis la guerre d’Algérie. Certes, les violences se cristallisent parfois sans raison et avec excès, mais l’atmosphère est devenue irrespirable. De prétexter du Covid-19 pour restreindre les libertés et user des moyens numériques sans discernement est très inquiétant. De quoi nourrir un climat insurrectionnel et le porter à son paroxysme.

  • Les ilots de résilience se sont constitués, en particulier autour des FabLabs et du mouvement Maker, mais aussi des ONG d’aide à la personne, derniers vestiges d’une vie associative positive. Là où une administration commet des fautes, des individus se regroupent, bricolent comme ils peuvent et compensent.

  • Un certain patronat a délaissé l’entreprise et ses investissements, en particulier dans la R&D, pour ne regarder que la seule valeur de l’action (shareholder value). Des consultants avides ont multiplié les fusions-acquisitions pour dégager des profits faciles. Or les urgences climatiques et sanitaires soulignent la nécessité de changer de paradigme de développement. Il est clair qu’une pensée de l’entreprise doit se renouveler et ne pas se contenter d’aménagement littéral comme la mention de “la raison d’être” dans les statuts. De ce fait l’enseignement supérieur du management gagnerait à être totalement refondé. Et la culture du service public revisitée.

  • La crise des Gilets jaunes avait démontré notre dépendance à l’économie pétrolière. Ce n’est pas la baisse momentanée des cours du fait des confinements édictés partout dans le monde qui change la donne. Or notre pays n’est toujours pas sur la voie d’une économie décarbonée, ce qui l’expose à des crises sociales et économiques majeures et répétées. Là aussi, un changement total d’orientation des politiques publiques et des stratégies privées s’impose. Ce n’est pas le choix actuel des gouvernements occidentaux, qui s’apprêtent à déverser des milliards de dollars et d’euros dans des obsolescences industrielles programmées.

Notre gouvernement aime à communiquer sur le Conseil National de la Résistance, en brodant de surcroît sur une unité nationale. A l’époque, nous avions un ennemi, des alliés et un gouvernement failli. Que je sache, personne à l’époque n’a demandé à Pétain ou à son gouvernement de tracer la voie de la reconstruction et encore moins de la mettre en chantier. Une démission globale du gouvernement et de sa présidence me semble inévitable et indispensable. Une démocratie se doit d’établir une confiance autour d’un projet des personnes qui le portent, cela s’appelle un débat consacré par le suffrage universel. La vacance au sommet ne se verra pas, l’administration, ou plutôt ce qu’il en reste, saura très bien gérer les affaires courantes. Les hôpitaux soigneront, les transports transporteront, les enseignants enseigneront, les entreprises produiront et commercialiseront, ils le font très bien.

Depuis 1983 et l’avénement de cet âge post-moderne qui énonce la fin des idéologies, nous n’avons pas su élaborer un projet de société. Les partis politiques se sont contentés d’être des écuries pour ambitieux plus ou moins dépourvus de scrupules. Il est temps que les citoyens s’en emparent. Déjà, au niveau municipal, des initiatives ont vu le jour. Cela viendra du sol, du réel. Les injonctions, a priori quand elles sont contradictoires, doivent cesser. De considérer la population comme des enfants à punir est intolérable. Inversement, nous, citoyens, nous nous sommes coulés dans la paresse des jours heureux de la consommation sans frein et à crédit. Nous avons délaissé la politique, nous avons quitté le bénévolat des associations, nous nous sommes repliés sur nos petits conforts égoïstes et nos loisirs étendus. A ce titre, le confinement en est le point ultime. Maintenant, nous le savons, les jours heureux sont derrière nous.

Nous devons repenser la façon de faire de la politique, du social, du syndical. Réapprendre à dialoguer, à travailler. Repenser nos besoins et nos désirs. Modifier nos usages et nos consommations. Produire de la valeur autrement. Cela n’est pas du ressort d’un gouvernement, mais de la société toute entière. Ayant confondu déconstruire et bâtir, l’équipe actuellement au pouvoir n’a pas su lancer ce mouvement. Le recours à des personnalités créatives pour stimuler l’écriture de fictions sous la forme de futurs souhaitables pourrait débloquer certaines perspectives. Tout reste à faire. Collectivement.

Le Voyage de Kritikos, Livre second, “L’Enfer ?”, https://indd.adobe.com/view/85124280-e8ea-4f5f-abb3-84933e792c56

Friday 04.24.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Faire la paix.

Digues et Levées, (Dams & Dykes series), série, huile sur toile, 10F (55x46 cm), 2018.

Digues et Levées, (Dams & Dykes series), série, huile sur toile, 10F (55x46 cm), 2018.

Les événements récents confirment nos difficultés actuelles à nous adapter à une crise d’origine environnementale. Nos sociétés réagissent selon les limites de leur culture scientifique et politique. La plupart avec retard. La notion même de progrès est devenue relative dans des contextes aussi désorganisés. En Europe, le Covid-19 ne fut pas endigué comme le niveau de technique aurait pu le laisser prévoir. Nos vulnérabilités sont mises à nu, et cela est inquiétant.

Depuis deux décennies, nos démocraties malades ont élu des personnalités plus ou moins toxiques en mal de célébrité. Nous devons nous en remettre à eux pour résoudre les problèmes du monde, notre monde. Les autres pays usent de leur fonctionnement autoritaire sinon totalitaire pour contenir les contestations, d”où qu’elles viennent. Dans un tel contexte, il apparaitrait que les seconds s’en sortent mieux que les premières. Etant donné que l’information est totalement verrouillée dans le deuxième cas, il est permis d’en douter. Par contre, les situations de crise exigent un haut niveau de coordination et une application stricte de consignes de survie par le plus grand nombre. Rien n’interdit une démocratie de s’organiser correctement et de diffuser de bonne pratiques.

Au lieu de cela, nous assistons à une panique générale : Italie, Espagne, Royaume Uni, Etats-Unis et France. Ainsi le pays de Pasteur, qui s’enorgueillit d’un des plus hauts budgets consacrés à la Santé Publique, manque de tests et de masques pour enrayer l’épidémie dûe au CoVid-19. Nous voilà confinés. La quarantaine, autant dire le Moyen-âge. C’est là un échec collectif, dont les conséquences conduiront inévitablement à une crise économique, 10% de PIB en moins en 2020 pour les plus optimistes, et au retour de l’inflation pour en atténuer les effets. Cela nous le savons parce que nous pouvons encore nous informer librement, en particulier via internet. Nous pourrions en profiter pour nous remettre en question. A titre personnel tout d’abord, tous nos achats sont-ils indispensables, toutes nos actions sont elles utiles ? Au plan collectif également, toutes nos activités contribuent-elles au bien commun ? En période de confinement rendu obligatoire par l’impréparation de nos gouvernements, nous pouvons également nous interroger sur le fonctionnement de nos démocraties dites libérales. Les différents rouages de la machine publique, parlement, gouvernement, corps intermédiaires, administrations ont-ils produit les résultats que les citoyens seraient en droit d’attendre au vu des dépenses engagées ?

En France comme ailleurs, nous vivons depuis 1983, quatre années après l’avènement des Thatcher et Reagan, sous l’influence d’une doctrine ultra-libérale décomplexée. Ce mouvement a été initié de long terme par des instituts financés aux USA pour protéger les actionnaires des grands groupes contre l’évolution du management et les revendications des salariés. Dans un contexte de guerre froide, l’argument anti-communiste permit d’étouffer dans l’œuf l’espoir né à la fin des années 60. Les avancées sociétales furent la galénique qui fit avaler la pilule amère administrée par la suite, les yeux fermés. Déconstruire l’Etat-providence en mettant en faillite les services publics fut l’objectif, finalement atteint en une trentaine d’années pour les plus réticents comme la France. Réduire les classes ouvrières et moyennes par la désindustrialisation, le chômage de masse et les enchaîner par le crédit à la consommation fut une méthode facile à mettre en œuvre. Détruire est toujours plus facile que de bâtir une société et d’organiser l’Etat censé l’incarner. Il restait à encadrer les masses récalcitrantes. Ce sera l’information et la police.

Nous étions inquiets devant l’usage immodéré mais très réfléchi de la force pour réprimer les mouvements sociaux récents, Loi Travail, Gilets Jaunes, Réforme des Retraites. Nous pouvons craindre le pire devant la militarisation de nos régimes. Nos présidents, narcissiques au dernier degré, mais souffrant d’un déficit de popularité ou mal élus, se mettent en scène sur le dernier piédestal qui leur reste : celui de chef des armées. S’ensuit alors un usage immodéré de métaphores martiales sur le thème éculé de “nous sommes en guerre !”. Pour renforcer le tout, les prises de parole se font depuis un centre de commandement, un hôpital de campagne, bientôt nous aurons droit au porte-avions. Un président dévalué pense que le verbe grandiloquent, les discours fleuves et le menton levé haut font une politique.  Il n’en est rien. Appeler à l’unité nationale après avoir déclenché des mois d’émeutes et ne garder le pouvoir qu’à la faveur d’un Etat d’Urgence permanent n’est pas le moindre des paradoxes.

Or un pays ne se gouverne pas dans le pathos. Si guerre il y a alors nous pourrions parler de défaite, un juin 40 de sinistre mémoire, où les dirigeants prouvèrent au monde entier leur impréparation, leur incompétence et leur lâcheté que leur arrogance ne put masquer bien longtemps. Ici le Ministre de la Santé choisit de démissionner au début d’une pandémie mondiale pour remplacer à la tête de la liste de la majorité gouvernementale aux municipales de Paris, capitale de la soi-disant cinquième puissance mondiale, un autre ex-ministre qui avait exhibé son sexe sur les réseaux sociaux… Sic. Et pendant ce temps-là personne ne se préoccupait de l’absence de masques, de tests, de lits, de personnel dans les hôpitaux. Mais la honte n’étouffe pas notre gouvernement. Pire, il en rajoute dans la peur distillée à chaque communiqué, seule à même de justifier la réduction des libertés publiques entamées après les attentats commandités par Daech en 2015. Nous glissons et rien ne peut pour le moment arrêter un processus de régression mortifère. Mais après ? Car autant en 1940 personne ne pouvait imaginer la chute du Reich - attention, comparaison n’est pas raison… -, autant aujourd’hui il nous est permis d’espérer un recul de l’épidémie dans quelques semaine, une fois “la vague” passée. Car tout dans cette histoire ressort du prévisible, de l’anticipation et de l’organisation qui en résulte.

“Le Voyage de Kritikos”, Livre Premier, extrait, 2020.

“Le Voyage de Kritikos”, Livre Premier, extrait, 2020.

Mais ce sera pour entrer dans une autre crise, économique, sociale, politique et environnementale celle-là. Comment et avec qui ? la classe politique et médiatique aura beau jeu de se chercher des boucs émissaires. Nul doute, elle les trouvera. Ce qui ne résoudra rien. Ces personnages ne sont rien, si ce n’est les costumés d’un bal sinistre et anonyme. C’est un projet de société tout entier qu’il faut changer. Et il faudra du courage. Pour rester en paix et respecter les lois fondamentales. Toutes et tous avec toutes et tous.

Un virus a fini de dévoiler l’absence de projet de société des politiciens en place. La “Start up nation”, l’équivalent de l’”enrichissez-vous” de Thiers a vécu. Nous pourrions imaginer de reconstruire un pays fraternel et pas s’installer dans une “résilience” contrôlée par des militaires en treillis et armés dans les rues. Une société où la rétribution se calcule sur la contribution sociale, où la monnaie reflète l’économie réelle, où l’éducation est dispensée à toutes et tous tout au long de la vie, où les systèmes de production et de consommation s’accordent à leur impact environnemental, où l’on arrête de monter les groupes sociaux les uns contre les autres. Cela peut paraître idéaliste ? Mais nous souffrons précisément de la dévaluation de toute idéal et souvent même de toute idée qui ne soit pas le fruit d’un matérialisme obtus.

Il est flagrant de constater qu’un être vivant de l’ordre du micron met à mal un modèle de développement fondé sur la technologie et non sur le développement humain. Or les prochains chocs environnementaux seront d’une tout autre dimension. Nous savons déjà que nous ne sommes pas prêts. Dés aujourd’hui nous devons réfléchir à de nouvelles formes d’organisation. Moins pyramidales, moins centralisées, plus adaptatives. plus humaines, en un mot, pacifiques. Ce sera une nouvelle alliance, entre nous et avec la planète toute entière.

Digues et Levées, (Dams & Dykes series), série, huile sur toile, 10F (55x46 cm), 2018.

Digues et Levées, (Dams & Dykes series), série, huile sur toile, 10F (55x46 cm), 2018.


Friday 03.27.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Et le monde s'est refermé.

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Ainsi un être vivant aux dimensions infinitésimales est devenu la cause d’un bouleversement majeur, aux tonalités millénaristes. Le virus ne se rend visible que dans ses conséquences et les tragédies qu’il entraîne chez ses hôtes. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, l’hospitalité d’un monde dont nous avons pris la responsabilité sans toujours l’assumer.

Le confinement nous oblige à rester “à la maison”, “chez nous”. Dans une époque où l’extériorité est devenue la norme individuelle, cette exigence nous semble inconvenante voire impossible. Et pourtant. la publicité et les publications de toutes sortes abondent dans le domaine du “bien chez soi”, décoration, cuisine et autres plaisirs liés à l’habitat, le fameux hygge scandinave. Si l’avatar du soi s’augmente, se diminue ou se résume à notre guise dans un téléphone mobile et ses connexions multiples, que dire de la maison et de quelle maison parle-t-on ? Maison de famille, “home office”, bureaux d’une entreprise néo-paternaliste avec “Chief Happiness Officer”, café habituel avec wifi ? A l’heure du nomadisme numérique les frontières sont devenues perméables et les statuts flous. A la maison s’attachent des notions de familiarité et de sécurité. Et bien évidemment de vie privée. Dans une société liquide, la seule chose qui résiste à l’intrusion d’un corps étranger est un compte virtuel via “BlockChain”. Une maison peut-elle même ne plus suffire à protéger ses occupants.

Ces derniers mois, la crise des migrants a douloureusement démontré ce besoin consubstantiel de notre humanité. Pour se mettre en mouvement, nous avons besoin d’un point fixe. Les personnes chassées par la guerre ou la famine s’en trouvent privées et le recherchent parfois toute leur vie. Mais la maison n’est parfois pas le havre d’une paix rêvée. Elle est aussi le lieu des conflits intimes. Si elle est l’espace du retour à soi, elle figure parfois le huis clos d’un théâtre des aspirations déçues, d’un sentiment d’une insupportable solitude, même en compagnie de proches. La maison, là où tout demeure, là où tout souvent se meurt.

Alors oui le confinement, cette solution archaïque adoptée dans un temps rythmé par la multitude, nous demande de mourir un peu à nous même. Comme un jeûne que nous n’aurions pas choisi. Nous avions déjà substitué la relation numérique au commerce des corps. Alors pourquoi éprouvons-nous ce manque ? La privation de liberté nous pèse instantanément. Sortir, bouger, rompre l’isolement. Voyager, aussi. Le fait de croiser nos congénères, d’échanger regards indifférents et mots anodins, de simplement rejoindre la communauté des êtres humains nous fait sentir vivants. Or maintenant l’individu se trouve assigné à résidence, dans une appartenance négative à la collectivité, par le retrait même. Ne plus fusionner dans un bar, un stade, un théâtre. Un enfermement en soi. Comme prisonnier d’un camp déserté, dont les gardes ne s’expriment que par écran. Nous voilà rendus en dystopie.

Les pays ferment leurs frontières. Les objets circulent encore. Quand ils sont produits. Les usines sont à l’arrêt. Les stocks s’amenuisent. Mais cela n’est qu’un épisode de quelques mois. Qui laisseront beaucoup de personnes ruinées et sans emploi. Certains font le procès de la mondialisation. Ce sont souvent les mêmes qui ont profité de biens de consommation à bas prix. Ou qui ont voyagé au bout du monde sur des compagnies low-cost.

Il reste ce moment de confinement. De face à face avec soi et ses proches, ceux que nous croisons soir et week-end. Nous devons quitter le voisinage de la cohabitation pour réinventer une existence commune. réapprendre à partager alors que la situation nous pèse. Nous voilà sevrés de la fuite. Les écrans ne suffisent bientôt plus. Il reste ce continent que nous n’avons peut-être jamais osé explorer : notre monde intérieur.

A commencer par notre imaginaire. Nos esprits sont saturés d’injonctions. Nous en prenons alors conscience. Il nous est demandé de prendre nos distances. Que ce soit vis à vis de ces discours inutiles, de ces paroles vides et des images relayées en boucle. Shut down. Ouf. Alors rêvons. Ecrivons pour rien pour personne pour quelqu’un de proche pour quelqu’un de loin. Ou dessinons. Nos monstres nos fleurs nos amis nos maisons nos bateaux nos meubles nos fétiches nos fantasmes. En un mot exorcisons. Et ressentons ce qui palpite encore. Le Vivant.

“What’s bigger than Life"?”, “Home” series, 30F (92x73cm), Oil on canvas, Renaud Gaultier 2018-2019.

“What’s bigger than Life"?”, “Home” series, 30F (92x73cm), Oil on canvas, Renaud Gaultier 2018-2019.

Monday 03.16.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Tragique paradoxe !

“Un os dans l’œil, Le voyage de Kritikos”, premiers mouvements, encres sur papier, ©Renaud Gaultier 2020

“Un os dans l’œil, Le voyage de Kritikos”, premiers mouvements, encres sur papier, ©Renaud Gaultier 2020

 « Peu de choses seulement peuvent être montrées » *

Il est parfois nécessaire de se départir d’une habitude, d’un style, d’une façon. Pour renouveler son regard, comprendre ce qui figure dans l’angle mort. Des thèmes peuvent ainsi hanter notre conscience sans quitter leur latence, comme en suspens, en-deçà du langage. La difficulté commence par la reconnaissance de leur existence. La littérature et la mythologie dramatique viennent alors en soutien. Mais comment alors faire sienne la tragédie humaine qui s’y exprime ? Aux frontières de l’écriture, en bordure de l’image peinte, subsiste une expérience propre à explorer nos profondeurs, le dessin.

La peinture opacifie et remplit, le dessin laisse le vide de la page combler l’appétit de sens. La ligne n’est pas contour, elle est la force qui tend et recompose le regard, son épaisseur et son tracé disent le sentiment qui l’habite. Se lancer à l’aventure, explorer, voyager sur le papier, comme méditer et laisser quelque empreinte. Penser autrement, en somme.

Je me suis décidé récemment à faire déposer Antigone et ses compagnons d’infortune sur la feuille innocente. Et je compris peu à peu pourquoi ce drame a suscité tant de fascination.

Résumé. il s’agit d’un drame de la famille méditerranéenne tout d’abord, quand le premier des protagonistes, Cadmos est envoyé depuis Tyr par son père Agénor pour sauver Europe, sa sœur. Il tue un dragon, crée les guerriers de Sparte, fonde Thèbes, épouse Harmonie pour finir par engendrer la lignée maudite des Labdacides. Ainsi Laïos, fils de Labdacos est chassé du trône, se réfugie chez le roi Pélops, séduit son jeune fils et le viole, sans respect pour ses hôtes généreux. Il revient à Thèbes pour reprendre la couronne et épouse Jocaste. La suite est connue. Un devin prédit à Laïos son meurtre par son fils et que celui-ci épousera sa mère. Le viol pédophile, le meurtre et l’inceste. Œdipe est “exposé” par les pieds pendu à un arbre, sauvé par un berger et recueilli par le roi de Corinthe. Dénoncé comme fils illégitime, averti de la prédiction funeste qui l’accable, il fuit ses parents supposés. Ce faisant il croise Laïos sur une voie étroite, se dispute, l’affronte et le tue ainsi que son équipage, hormis un témoin qui en réchappe. Il défie la Sphinge, mi femme, mi bête, qui terrorise la ville. et résout l’énigme par sa réponse limpide : “c’est l’homme”. Dans la liesse, il épouse Jocaste, qui lui donne quatre enfants, Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone. A la tête de l’Etat, Œdipe doit plus tard affronter la peste et à nouveau il mène l’enquête. Confondu par le devin Tirésias, l’écuyer survivant et le berger qui l’avait recueilli, il comprend qu’il a accompli son destin terrible par ignorance. Il se crève les yeux et Antigone l’emmène loin de Thèbes. Ses fils, Etéocle et Polynice se disputent son royaume et s’entretuent, Jocaste se pend. Fin de l’histoire. Certaines versions y ajoutent le châtiment d’Antigone, condamnée à mourir emmurée vivante pour avoir bravé l’interdit d’enterrer son frère Polynice. Raison d’Etat contre sentiment de famille. Cette tragédie fit d’Antigone le modèle du paradoxe intenable, celui qui mène à la mort lente entre quatre murs infranchissables.

Mais Œdipe est aussi une question posée à celles et ceux qui cherchent à savoir et entendent forger leur destin par eux-mêmes. Œdipe se “désencastre” de la loi naturelle divine pour imposer son Logos, sa raison d’homme connaissant. Il part au devant de la vérité et y rencontrera la mort, la honte et la désolation. Mais sa connaissance est partielle, il suppose et se trompe : ses parents ne sont pas ceux qu’ils croit. Il doit revenir à l’origine. L’origine du mal, du “mal dit”, énoncé en son temps par Pélops pour venger la transgression des lois de l’hospitalité par Laïos. Prédiction auto-réalisatrice du chercheur de vérité abusé par ses sens et ses biais de cognition. Loi de causalité, certes mais liberté limitée. Et paradoxe mortifère.

Les signes et symboles abondent : la Sphinge, double dévoratrice de Jocaste, les pieds percés d’Œdipe, comme un messager hermétique privé de ses ailes, Antigone emmurée, rebelle enfermée à vie, la peste qui dévaste Thèbes, comme un mal viral irrépressible, les yeux crevés, comme si la connaissance ultime était située dans la part obscure du savoir. Au delà du paradoxe, se situe l’impossible discernement quand la passion s’en mêle, - s’emmêle - , le regard devient alors le projet d’un chaos intérieur. Reconnaître les formes dans la réalité de ce qui se présente à nous est une façon de dessiner, de distinguer le dessein du destin.

J’ai donc entrepris une quête à ma manière, à l’encre. « Le voyage de Kritikos » relate ainsi sous la forme d’un chant graphique le parcours d’un être singulier aux côtés d’Antigone et de son père Œdipous. Il y est question, comme il se doit en pareil cas, de viol, de meurtre, de peste et d’inceste en Béotie sur fond de lutte à mort pour le pouvoir dans la cité. Le jeune Kritikos, dit « un os dans l’œil », découvre peu à peu une réalité existentielle sous formes de phénomènes dont il est le témoin privilégié. Mais toujours le paradoxe s’installe et empêche la libre décision. A moins que ce ne soit les vents qui accompagnent Antigone ?

A la Librairie Dialogues à Brest figureront en Mars (Arès, dieu de la guerre) des dessins qui évoquent la fuite d’Œdipous au terme de la bataille de tous contre la cité. Le roi déchu, lui-même aveuglé après la révélation des scandales de Thèbes, est emmené par Antigone accompagnée d’un enfant inconnu de l’histoire, Kritikos. En marche, les yeux crevés, une errance traversée de visions.

Livre Premier, version en ligne : https://indd.adobe.com/view/289b59b0-5c59-4887-a77f-48a6a8560c34

Après avoir quitté Œdipous et Antigone à Colone, Kritikos poursuit son périple en Corinthie. Là, il fait une rencontre qui pourrait changer le cours de son existence. Un voyageur du temps nommé Dante. L’a-t-il mené aux portes de l’Enfer ?

Livre second, version en ligne : https://indd.adobe.com/view/85124280-e8ea-4f5f-abb3-84933e792c56

*Heidegger, « que veut dire penser ? », Essais et conférences, Gallimard, 1954

“Un os dans l’œil, Le voyage de Kritikos”, premiers mouvements, encres sur papier, ©Renaud Gaultier 2020

“Un os dans l’œil, Le voyage de Kritikos”, premiers mouvements, encres sur papier, ©Renaud Gaultier 2020

 

 Ein Zeichen sind wir, deutungslos,

Schmerzlos sind wir und haben fast

Die Sprache in der Fremde verloren.       

 

Un signe, tels nous sommes, vide de sens,

Morts à toute souffrance, et nous avons presque

Perdu la langue en pays étranger.

 

(Extrait de Hölderlin, Mnémosyne, deuxième version, première strophe, trad. R.G. et C.R.)

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Friday 02.28.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

La valeur du refuge, combien cher ?

Renaud Gaultier, “The Big Inside”, Home series, 30 F (92x73cm), 2018.

Renaud Gaultier, “The Big Inside”, Home series, 30 F (92x73cm), 2018.

Quand les êtres vivants se sentent menacés, ils fuient et parfois quittent définitivement leur habitat d’origine. Le feu, l’eau et les prédateurs, les pollutions et parfois un cataclysme, ruinent toute possibilité de retour. Pour les théoriciens de l’économie qui nous instruisent à longueur de publications et de médias audiovisuels complaisants, c’est une excellente chose : cela crée de nouveaux marchés, et donc de nouvelles richesses. Autrement dit la rupture serait nécessaire sinon inévitable et la destruction par essence créatrice, telle une injonction “Tuons les tous et ainsi “Dieu” ne reconnaîtra plus personne”. Solution finale ?

Dans notre monde désormais régi par les grands nombres, nos peurs, en tant qu’habitants de la planète terre, nous envahissent, nous tétanisent, nous sidèrent. En 1992, j’avais décidé de travailler sur trois grands peurs à l’approche du millénaire finissant : le nombre, le gène et la responsabilité. Et depuis, je n’ai pas cessé. Aujourd’hui nous voyons que le “Big Data” définit le seul horizon de la gestion, la génétique est censée résoudre les problèmes de la santé, de l’alimentation et du handicap, la responsabilité est évacuée dans les procédures et les normes bureaucratiques les plus opaques et incompréhensibles, le citoyen est réduit à sa portion congrue de producteur-consommateur obligé au “bonheur” calibré, ce “quantified-self” connecté.

Mais la réalité de la vie ici-bas, cette chose complexe, polymorphe et mystérieuse que personne à l’âge de la Technique triomphante ne sait vraiment quantifier, nous rappelle à l’ordre, ce Logos qui n’est pas logorrhée ou sémantique dévoyée, cette néguentropie concrète qui ne se dilue pas dans des produits satellisés ou des monnaies virtuelles, ce souci de l’autre et du commun, notre terre qui est en bas et qui nous survivra. Ou pas.

Un sol. Un sous-sol. Un air. Une atmosphère. Une exosphère. Des territoires. Des espaces. Des cultures. Des hameaux, des villages et des villes. Et des peuples. Ah ces peuples ! Ces agrégats proliférants d’êtres vivants ingérables qui ne tiennent pas en place, car rendez-vous compte, même les huîtres et les méduses migrent. Une certaine rationalité a consisté à entasser, puis à empiler, à recouvrir la terre d’un sol puis d’un hors-sol. de plus en plus épais, de plus en plus profond, de plus en plus haut. La terre meuble et vivante est devenue inerte, immeuble de rapport, objet sur abonnements aux flux incessants, croûte chargée de minéraux et de molécules toxiques. Et le gestionnaire, lui même agent utile d’une rationalité d’appropriation, vit que cela était bon, bien, beau et que cela l’enrichirait. Le capital est devenu immatériel, le matériel est devenu humain, le bétail mis à l’usine et le végétal forcé sous la lampe. Nous sommes devenus moins que des vaches en ferme usine. Nous ne communiquons plus ni entre congénères ni avec nos frères et sœurs les bêtes, nos amies les plantes et les champignons, nos constituants les minéraux. Nous ne vibrons plus, dans le vacarme permanent des machines et la sollicitation intempestive des objets “communicants”, à la pulsation de la vie, du corps et de l’esprit. Alors nous fuyons. Autrefois nous prenions le train puis la voiture, ce plaisir individuel au temps de la nationale 7. Maintenant nous nous abonnons. A la plate-forme de films ou de jeux massifs en ligne. Nous stockions du blé, puis des « actions » - mot paradoxal quand il s’agit d’une rente, passive par essence, actif-passif, un vocabulaire détourné de sexologue en goguette – ensuite des « bitcoins » « minés en ligne »ou maintenant des monnaies de jeux en ligne, des « bucks »*. Car le flux fait de nous des êtres pavloviens, avides de récompenses, en « like », « love » et « matches ».

L’air est irrespirable. Pas grave. La forêt brûle. Pas grave. Les hordes déferlent sur des régions sans Etat ? Pas grave. Nous savons tout ça, c’est déjà dans le jeu. Fortnite Battle Royale, World of Warcraft II ou Call of Duty. Nous avons quitté l’espace du mesurable et de la raison technicienne au stade terminal, pour rejoindre « l’à côté ». Nous avons transformé nos dépendances en résidence principale.

Beaucoup ressentent ce que d’aucuns nomment « solastalgie ». C’est peut-être dû à la prise de conscience d’un fait en soi terrifiant : il n’y a plus de fuite possible, nulle part. Des milliardaires dystopiques nous promettent Mars mais ils quadrillent la thermosphère de satellites espions communicants, autrement dits de surveillance par le flux. C’est utile, cela permet de prévoir quel bunker choisir en cas d’attaques de « zombies ». Les « bons du Trésor » étaient la valeur refuge, désormais la valeur du refuge est incommensurable, telle une Joconde. Même Christian Boltanski s’est mis à la décoration pour refuge bunkerisé aux antipodes, sous forme de reality show de sa mort en direct, « les dernières années de CB » (CB comme Carte Bleue ?). Aux pauvres, il reste l’addiction, la randonnée ou la méditation sous application « smartphone ». Ni peste, ni choléra, encore que les virus se réveillent aux marges de l’Empire, mais la fuite compulsive, l’aller retour contre le mur, l’encastrement répétitif du lapin de cartoon, le rire en moins, Houellebecq en plus.

Or il nous faut réinventer le soin et l’hospitalité. Par amour. Par simple humanité.

Refuge pour les migrants. Refuge pour les vieux. Refuge pour les analphabètes. Refuge pour les décrochés. Refuge pour les drogués. Refuge pour les affamés. Refuge pour les obèses. Refuge pour les grands brûlés. Refuge pour les submergés. Refuge pour les relégués, les cassés, les ruinés. Refuge pour les animaux. Refuge pour les végétaux. Refuge pour tous les damnés, d’ici et d’ailleurs. Refuge pour ce qui nous reste de vie sur terre, en mer et dans le ciel. Refuge.

Renaud Gaultier, “Into the Heat”, Home series, 30 F (92x73cm), 2019.

Renaud Gaultier, “Into the Heat”, Home series, 30 F (92x73cm), 2019.

Série “Home” : https://lasmaf.squarespace.com/paintings#/home/

*Fortnite a réuni 250 millions de joueurs en 2019, deux fois plus qu’en 2018.

Wednesday 01.22.20
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Aujourd'hui comme un dévoilement, pas comme un effondrement

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

Dans nos sociétés consuméristes, à la suite de Roland Barthes, nous avons eu tendance à banaliser le Mythe. Pour reprendre la trilogie du grand Lévi-Strauss, tout serait alors devenu, dans la marchandisation universelle du monde, mythe, rite et symboles, à grand renfort de design, de publicité et de communication. Par confort et par paresse, nous nous sommes prêtés à l’imposture et nous sommes éloignés des récits qui semblent expliquer mais qui le plus souvent interrogent notre présence au monde, à ce monde là.

Il faut dire que notre modernité occidentale nous intime de substituer au monde donné, ou plutôt créé, un univers peuplé d’artefacts, conçu, produit et fabriqué en nombre par l’Homme. Les Dieux se seraient retirés, puis les Titans, puis Elohim, puis Yahweh, puis Dieu lui-même, nous laissant dans la déréliction de l’homme nu et technicien. Il ne s’agit pas ici de contester les apports des techno-sciences à notre compréhension et nos usages du monde, mais plutôt de reprendre le fil de notre relation à cette donnée là.

Il est cocasse de constater qu’au moment où l’on parle d’Anthropocène, cette ère planétaire co-produite par les êtres humains, nous n’avons jamais été autant sollicité par des récits aux allures d’Apocalypse. Comme si la catastrophe annoncée par les scientifiques du GIEC faisait ressurgir le mythe ultime refoulé. Et de surcroît, les mêmes qui récusent l’existence ou mieux encore s’exonèrent de toute responsabilité humaine dans les phénomènes qui s’amplifient d’année en année, s’adonnent aussi par leur déni au culte irréfléchi et irrationnel de la Science, cette déesse que beaucoup fréquentent, certains disent connaître, mais qui demeure pour la plupart une belle inconnue : car, disent-ils, nous avons toujours su résoudre les problèmes que nous nous sommes posés. Certes. Mais les a-t-on toujours bien posés ? J’ai usé à dessein de deux mots très connotés, “déni” et “refoulé”, pour rappeler qu’un certain Sigmund Freud avait en son temps décortiqué quelques mythes du bassin méditerranéen, et pas des moindres, Œdipe et Moïse, entre autres. La transgression et la Loi. Son approche de la “Culture” pourrait peut-être nous éclairer sur les errements et les doutes que connait notre âge techno-scientifique actuel. Nous ne sublimons pas beaucoup pourrait-on dire, autrement dit nous restons cantonnés dans une enfance jouissive, du “tout pour soi tout de suite tout le temps et si possible gratuit” qui caractérise l’ère numérique, par exemple sous le vocable ATAWAD*. L’altérité s’absente pour se réfugier dans le robot - l’esclave - domestique. Le temps vécu est désormais un flux bouillonnant de quantités et de choses, chargé d’injonctions incessantes et contradictoires, qui noie l’individu et le sépare de lui-même. La contrepartie d’une facilité apparente de vie matérielle est terrible : une aliénation sans retour. La sémantique utilisée pour cela explicite pour qui sait lire cet écrasement d’un individu libre et intègre : de la chaîne de télévision nous sommes passés à la Free Box, le marché use d’une rhétorique pour addicts, à chacun sa dose, sa récompense et sa giclée de dopamine associée. Mais ce système, comme tout système organique ou technique, produit du déchet et s’ensevelit dans des montagnes de rebuts. Des objets à obsolescence programmée bien sûr, mais pas seulement. Car nous avons fini par vivre sous le gouvernement des nombres, et cela a fait de nous des choses mises en pièces, des quantités de plus en plus négligeables. Et nous devenons nous-mêmes des déchets : des corps gros de sucre, riches de molécules industrielles toxiques, condamnés au sport ou aux opioïdes pour finir d’oublier, incapables de penser, de se réapproprier le temps de vivre, destinés à chômer ou à travailler dans des organisations dépourvues de raison, de sens ou de la plus simple intelligence. Juste pour fabriquer de la dette. Sans jamais calculer la seule qui compte : celle du vivant à notre débit. Car nous n’avons rien différé de nos désirs. Nous nous y sommes soumis.

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

Dans ce dévoilement en cours, des voix se font enfin entendre, qui proviennent de celles et ceux qui ont peuplé les marges. Les Zadistes, les “makers”, les hackers, les anthropologues de terrain (peut-être que ceux qui ne décollent pas de leur bureau devraient-ils être virés de leur chaire…), les zoologistes, géologues, botanistes et biologistes de toutes disciplines qui alertent sur notre situation terrestre depuis leurs pratiques éclairées. Et les artistes. Enfin, ceux qui ne se sont pas encore vendus. Et ils sont nombreux.

Alors oui c’est bien une apocalypse. C’est un récit en cours dans lequel nous sommes emportés. Seuls, nous ne pesons pas sur le cours des choses, mais en nombre oui. C’est pour cela que la notion de démocratie revient dans le débat, après tant de confiscations. C’est aussi pour cela que le détournement de l’internet par des puissances nocives pour concentrer le pouvoir de quelques uns doit être dénoncé. Car il existe encore un internet dont le projet initial était de relier les êtres porteurs de connaissances et non les diffuseurs d’informations truquées, celui là même qui devait à l’époque nous permettre d’échapper à l’Armaggedon nucléaire des années de guerre froide. Les conflits actuels sont obscurantistes et ce n’est pas un hasard. La connaissance est noyée dans le trafic des influences. Les religions sont instrumentalisées par des groupes sinistres pour confirmer un prétendu conflit de civilisations. La technologie est invoquée comme un mantra par des scientistes incultes. Mais Il reste aux êtres humains la possibilité de se réapproprier les espaces de la Terre, de la Mer et du Ciel pour le partager comme connaissance commune, en voisins et en amis. Librement. Pour cela il importe de redéfinir les contours et les formes de notre présence terrestre. Faire de l’art, en quelque sorte. Tant qu'il est encore temps. Ce temps, si précieux, si rare maintenant.

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.

*ATAWAD : anytime anywhere any device.

Des classiques, toujours utiles :

Roland Barthes (1915-1980), Mythologies, Seuil 1957.

Sigmund Freud (1856-1939), Moïse et le monothéisme (1939) in L'homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1993. Malaise dans la civilisation (1930) in Le Malaise dans la Culture, Puf, 2004

Claude Lévi-Strauss (1908-2009),  La pensée sauvage, Plon 1962, Mythologiques (TI à IV), Plon 1964-1971.

Des “apocalypses” à visiter :

http://musees.angers.fr/les-lieux/musee-jean-lurcat-et-de-la-tapisserie-contemporaine/le-lieu/index.html

http://www.chateau-angers.fr/Explorer/La-Tapisserie-de-l-Apocalypse

Wednesday 01.15.20
Posted by Renaud GAULTIER
 

Kiki Smith, notre sorcière bien-aimée

La sculptrice américaine investit la Monnaie de Paris pour y célébrer la valeur d’un monde onirique et spirituel devenu trop rare dans nos existences. Petites filles, vierges et magiciennes occupent en majesté des salons aussi vides que somptueux. Dernière exposition en ces lieux, fermez le ban certes, mais magnifiquement.

Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019, (extrait).Kiki Smith à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020,

Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019, (extrait).

Kiki Smith à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020,

Ce qui surprend au premier abord, c’est la résonance immédiate avec nos cultures du mythe et de la légende européenne, entre contes et comptines enfantines, une fraicheur immédiate et une inquiétude sourde qui gagne peu à peu. Car il s’agit là de donner un corps à la force primitive, qui s’incarne chez les prêtresses d’un culte oublié ou chez les artistes qui s’adonnent à la terre et aux arts du feu. Le soin apporté à la technique fascine le regardeur, ce que confirme le documentaire projeté au terme de l’exposition, cette obsession du détail et ce travail manuel permanent, presque compulsif, comme pour exorciser les grands peurs du millénaire et les pertes irréparables. Reprendre, recommencer, les mains toujours occupées, pour tromper la mort certaine et les démon(e)s qui rodent dans la forêt des songes.

Il semblerait que Kiki Smith fut vaccinée assez jeune contre les abstractions géométriques et l’art conceptuel en vogue aux USA depuis la fin des années 50. Si avec ses sœurs, elle produisit les maquettes des monuments minimalistes du père, Tony Smith, elle s’est choisie une voie d’exploration de sa féminité, résolument organique, en semant des objets modelés, sculptés ou fondus, des dessins fragiles et immenses, et puis des yeux partout, grand ouverts, qui fixent un ailleurs qu’elle seule pourrait connaître, encore que. Ici une femme sacrifiée, crucifiée ou mis au bûcher, là une Sainte en maturité surgit des entrailles d’un loup encore vivant, le lisse d’une vie purifiée et l’encore palpitant des chairs affamées. Les femmes de Kiki Smith sont agenouillées, recroquevillées, sacrifiées et connaissent alors la gloire, dans la plénitude des sens. Si nous levons les yeux, si nous laissons les illusions du Nombre se dissiper, les grands archétypes surgissent alors, souvent un peu goguenards, car cela fait si peu de temps que nous avons refermé le livre des tragédies et bouché les grottes aux abîmes fantastiques, nous contentant par paresse d’un gazouillis électronique, infâme et répétitif. Kiki Smith nous rappelle à la (re)prise de terre, les mains glaiseuses et habiles, habitées de présences ineffables et inactuelles. Elle nous invite sur un chemin où elle finit par tisser sa propre apocalypse, en écho à celles d’Angers, humble et fière de se situer dans la filiation des temps ouvragés. Chaîne et trame des hommes, des femmes et des bêtes, des végétaux entrelacés et de l’invisible dessein qui toujours échappe et inquiète le pérégrin égaré. Peut-être reprendre la quenouille pour rembobiner jusqu’à un moyen-âge mythifié et conjurer le sort funeste d’un temps voué à la domination du masculin technicien ? Grâces soient rendues aux commissaires Camille Morineau et Lucia Pesapane, et aussi à la scénographe Laurence Le Bris, pour nous avoir offert de cheminer aux côtés d’une artiste d’exception, dans tous les sens du terme…

Car enfin, si nos vanités de métal et de pixels finissent parfois de nous détourner du cours de nos existences sensibles, alors Kiki Smith offre de nous soigner, par la simple présence d’une œuvre singulière, presque baroque, terrifiante et paisible. Et si délicieusement anti-moderne, in fine.

Kiki Smith, Rapture, bronze, 2001,

Kiki Smith, Rapture, bronze, 2001,

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Kiki Smith (1954- ) à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020.

Tuesday 12.17.19
Posted by Renaud GAULTIER
 
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©Renaud Gaultier Période 1992-2025