Ainsi va le confinement qu’à la fin les gens sortiront de chez eux. Certes, mais pour quoi faire ? Reprendre sa vie à l’identique ? Changer ses habitudes ? Reconstruire un monde en quasi ruine ? Faire la révolution ? Transformer son mode de vie ? Il a été dit que nous devions nous livrer à une introspection individuelle et collective lors de ces jours d’enfermement. Quelques voies possibles, à l’écart du brouhaha actuel.
Quelques constats pour commencer, sans polémique aucune. Nous pouvons déjà noter que les démocraties décentralisées ont pu réagir plus vite et mieux. Ainsi, le pacte politique et social n’a pas été remis en cause en Allemagne et la pandémie y a été contenue mieux qu’ailleurs. A l’inverse, les démocraties populistes, Royaume Uni et Etats Unis par exemple, sont durement frappées. Les informations émanant des démocratures, ainsi Russie et Chine, étant sujettes à caution, nous ne pouvons en tirer d’enseignement. En France jacobine, la crise a le mérite de révéler ce que d’aucuns disaient mais sans être écoutés : le pays souffre de maux multiples. Nous pouvons citer, entre autres afflictions :
la centralisation désordonnée : un exécutif dispersé entre trois pôles, Elysée, Matignon et Ministères, qui nomme à tout va des responsables de cellules de crise qui doublonnent avec les agences gouvernementales existantes. La confusion qui en résulte est assez logique.
Une politique d’investissements stratégiques inexistantes. Le coût de l’impréparation sera exorbitant sur le plan économique : 10 points de PIB au bas mot, 20% de chômage, faillites de nombreuses TPE et PME, secteurs sinistrés, etc. L’Allemagne a conservé son tissu industriel fortement exportateur, elle s’en sort déjà mieux, alors dans un an l’écart sera d’autant plus grand. Se désengager des entreprises rentables, se séparer d’actifs stratégiques, soutenir des activités mal gérées et obsolètes a fini par créer des vulnérabilités fatales : aucune surprise ou fatalité là dedans.
Un système de santé en souffrance placé face à une crise aigüe du fait d’une pénurie organisée de longue date : personnel, lits, médicaments, matériels, fournitures, tout a manqué. Depuis une dizaine d’années, médecine hospitalière et médecine de ville sont méthodiquement désarticulées et pourtant les défis ne manquent pas : urgences, infectiologie, cancérologie, addictions, obésité, vieillesse, psychiatrie, etc. Le révélateur du niveau de cohésion et de cohérence de l’administration d’un pays a vécu des heures terribles. Mais le choix de privilégier la vie des concitoyens à l’économie traduit une réelle évolution de l’échelle des valeurs politiques, c’est à souligner.
Une condescendance médiatique et politique vis à vis des populations. Sans la pression des réseaux sociaux, nous aurions eu droit à une propagande éhontée. Or, dans l’ensemble, les civils se sont montrés de bons citoyens, respectueux et disciplinés. Peut-être une forme de fatalisme. De faire porter l’effort d’un rattrapage d’activité sans en préciser les buts et qui plus est dans le désordre à des personnes fortement touchées témoigne d’un syndrome de canard sans tête. Courir, sans savoir où nous allons, et le plus vite possible.
Le secteur agro-alimentaire et la grande distribution, sur site et en ligne, ont assuré le ravitaillement d’un pays à l’arrêt. Cela fonctionne, c’est efficace, ça passe au travers des crises. Si il leur avait été demandé de gérer la pénurie de masques, nous en aurions depuis longtemps dans les rayons des supermarchés. Pendant ce temps, les agriculteurs se débrouillent comme ils peuvent, entre paperasse et stocks invendus.
La fracture territoriale est accentuée : après des années d’abandon d’une politique de la ville digne de ce nom, les effets se font sentir de façon dramatique. Seine-Saint-Denis, combien de morts ? Le regroupement des régions a favorisé l’hypertrophie bureaucratique tout en éloignant les administrés des centres de décision. Autant d’inerties ajoutées quand il s’agit de relancer les activités et de corriger les disparités.
La confiance est rompue vis à vis du gouvernement, de l’administration et des personnels politiques. Crises des Gilets Jaunes, de la Réforme des Retraites et maintenant du Covid-19 démontrent un problème profond et grave. Quand la politique s’absente, ne reste que la communication. D’organiser des simulacres de consultation relève du management le plus cynique. Et inefficace. Que le personnel médical ait démissionné début janvier de ses prérogatives administratives en raison d’une absence totale d’écoute de la part de leur ministère en est la preuve insupportable. Et pourtant “ils ont fait et continuent de faire le job, eux”.
Ce gouvernement n’est pas pire que les précédents, il en est le digne successeur. Mais après des années de décision ineptes ou de report sine die, le système finit par tomber en panne. Il l’était avant le Covid-19. Difficile de croire que la machine étatique saura se remettre en marche d’elle même.
La prise en compte de l’environnement n’a réellement pu émerger qu’au niveau local, villes et régions. L’Etat, et en premier lieu Bercy, se contente de mesures cosmétiques. Une manne financière nous est promise : qu’elle soit orientée et non pas seulement destinée à combler les pertes d’activités condamnées par la transition écologique nous semble un préalable raisonnable. Mais ce sont les lobbys qui font la loi, pas notre parlement, et encore moins celui de Strasbourg-Bruxelles.
Le recours à la force pour réprimer toute contestation a passé des bornes jamais atteintes depuis la guerre d’Algérie. Certes, les violences se cristallisent parfois sans raison et avec excès, mais l’atmosphère est devenue irrespirable. De prétexter du Covid-19 pour restreindre les libertés et user des moyens numériques sans discernement est très inquiétant. De quoi nourrir un climat insurrectionnel et le porter à son paroxysme.
Les ilots de résilience se sont constitués, en particulier autour des FabLabs et du mouvement Maker, mais aussi des ONG d’aide à la personne, derniers vestiges d’une vie associative positive. Là où une administration commet des fautes, des individus se regroupent, bricolent comme ils peuvent et compensent.
Un certain patronat a délaissé l’entreprise et ses investissements, en particulier dans la R&D, pour ne regarder que la seule valeur de l’action (shareholder value). Des consultants avides ont multiplié les fusions-acquisitions pour dégager des profits faciles. Or les urgences climatiques et sanitaires soulignent la nécessité de changer de paradigme de développement. Il est clair qu’une pensée de l’entreprise doit se renouveler et ne pas se contenter d’aménagement littéral comme la mention de “la raison d’être” dans les statuts. De ce fait l’enseignement supérieur du management gagnerait à être totalement refondé. Et la culture du service public revisitée.
La crise des Gilets jaunes avait démontré notre dépendance à l’économie pétrolière. Ce n’est pas la baisse momentanée des cours du fait des confinements édictés partout dans le monde qui change la donne. Or notre pays n’est toujours pas sur la voie d’une économie décarbonée, ce qui l’expose à des crises sociales et économiques majeures et répétées. Là aussi, un changement total d’orientation des politiques publiques et des stratégies privées s’impose. Ce n’est pas le choix actuel des gouvernements occidentaux, qui s’apprêtent à déverser des milliards de dollars et d’euros dans des obsolescences industrielles programmées.
Notre gouvernement aime à communiquer sur le Conseil National de la Résistance, en brodant de surcroît sur une unité nationale. A l’époque, nous avions un ennemi, des alliés et un gouvernement failli. Que je sache, personne à l’époque n’a demandé à Pétain ou à son gouvernement de tracer la voie de la reconstruction et encore moins de la mettre en chantier. Une démission globale du gouvernement et de sa présidence me semble inévitable et indispensable. Une démocratie se doit d’établir une confiance autour d’un projet des personnes qui le portent, cela s’appelle un débat consacré par le suffrage universel. La vacance au sommet ne se verra pas, l’administration, ou plutôt ce qu’il en reste, saura très bien gérer les affaires courantes. Les hôpitaux soigneront, les transports transporteront, les enseignants enseigneront, les entreprises produiront et commercialiseront, ils le font très bien.
Depuis 1983 et l’avénement de cet âge post-moderne qui énonce la fin des idéologies, nous n’avons pas su élaborer un projet de société. Les partis politiques se sont contentés d’être des écuries pour ambitieux plus ou moins dépourvus de scrupules. Il est temps que les citoyens s’en emparent. Déjà, au niveau municipal, des initiatives ont vu le jour. Cela viendra du sol, du réel. Les injonctions, a priori quand elles sont contradictoires, doivent cesser. De considérer la population comme des enfants à punir est intolérable. Inversement, nous, citoyens, nous nous sommes coulés dans la paresse des jours heureux de la consommation sans frein et à crédit. Nous avons délaissé la politique, nous avons quitté le bénévolat des associations, nous nous sommes repliés sur nos petits conforts égoïstes et nos loisirs étendus. A ce titre, le confinement en est le point ultime. Maintenant, nous le savons, les jours heureux sont derrière nous.
Nous devons repenser la façon de faire de la politique, du social, du syndical. Réapprendre à dialoguer, à travailler. Repenser nos besoins et nos désirs. Modifier nos usages et nos consommations. Produire de la valeur autrement. Cela n’est pas du ressort d’un gouvernement, mais de la société toute entière. Ayant confondu déconstruire et bâtir, l’équipe actuellement au pouvoir n’a pas su lancer ce mouvement. Le recours à des personnalités créatives pour stimuler l’écriture de fictions sous la forme de futurs souhaitables pourrait débloquer certaines perspectives. Tout reste à faire. Collectivement.
Le Voyage de Kritikos, Livre second, “L’Enfer ?”, https://indd.adobe.com/view/85124280-e8ea-4f5f-abb3-84933e792c56