« Peu de choses seulement peuvent être montrées » *
Il est parfois nécessaire de se départir d’une habitude, d’un style, d’une façon. Pour renouveler son regard, comprendre ce qui figure dans l’angle mort. Des thèmes peuvent ainsi hanter notre conscience sans quitter leur latence, comme en suspens, en-deçà du langage. La difficulté commence par la reconnaissance de leur existence. La littérature et la mythologie dramatique viennent alors en soutien. Mais comment alors faire sienne la tragédie humaine qui s’y exprime ? Aux frontières de l’écriture, en bordure de l’image peinte, subsiste une expérience propre à explorer nos profondeurs, le dessin.
La peinture opacifie et remplit, le dessin laisse le vide de la page combler l’appétit de sens. La ligne n’est pas contour, elle est la force qui tend et recompose le regard, son épaisseur et son tracé disent le sentiment qui l’habite. Se lancer à l’aventure, explorer, voyager sur le papier, comme méditer et laisser quelque empreinte. Penser autrement, en somme.
Je me suis décidé récemment à faire déposer Antigone et ses compagnons d’infortune sur la feuille innocente. Et je compris peu à peu pourquoi ce drame a suscité tant de fascination.
Résumé. il s’agit d’un drame de la famille méditerranéenne tout d’abord, quand le premier des protagonistes, Cadmos est envoyé depuis Tyr par son père Agénor pour sauver Europe, sa sœur. Il tue un dragon, crée les guerriers de Sparte, fonde Thèbes, épouse Harmonie pour finir par engendrer la lignée maudite des Labdacides. Ainsi Laïos, fils de Labdacos est chassé du trône, se réfugie chez le roi Pélops, séduit son jeune fils et le viole, sans respect pour ses hôtes généreux. Il revient à Thèbes pour reprendre la couronne et épouse Jocaste. La suite est connue. Un devin prédit à Laïos son meurtre par son fils et que celui-ci épousera sa mère. Le viol pédophile, le meurtre et l’inceste. Œdipe est “exposé” par les pieds pendu à un arbre, sauvé par un berger et recueilli par le roi de Corinthe. Dénoncé comme fils illégitime, averti de la prédiction funeste qui l’accable, il fuit ses parents supposés. Ce faisant il croise Laïos sur une voie étroite, se dispute, l’affronte et le tue ainsi que son équipage, hormis un témoin qui en réchappe. Il défie la Sphinge, mi femme, mi bête, qui terrorise la ville. et résout l’énigme par sa réponse limpide : “c’est l’homme”. Dans la liesse, il épouse Jocaste, qui lui donne quatre enfants, Etéocle, Polynice, Ismène et Antigone. A la tête de l’Etat, Œdipe doit plus tard affronter la peste et à nouveau il mène l’enquête. Confondu par le devin Tirésias, l’écuyer survivant et le berger qui l’avait recueilli, il comprend qu’il a accompli son destin terrible par ignorance. Il se crève les yeux et Antigone l’emmène loin de Thèbes. Ses fils, Etéocle et Polynice se disputent son royaume et s’entretuent, Jocaste se pend. Fin de l’histoire. Certaines versions y ajoutent le châtiment d’Antigone, condamnée à mourir emmurée vivante pour avoir bravé l’interdit d’enterrer son frère Polynice. Raison d’Etat contre sentiment de famille. Cette tragédie fit d’Antigone le modèle du paradoxe intenable, celui qui mène à la mort lente entre quatre murs infranchissables.
Mais Œdipe est aussi une question posée à celles et ceux qui cherchent à savoir et entendent forger leur destin par eux-mêmes. Œdipe se “désencastre” de la loi naturelle divine pour imposer son Logos, sa raison d’homme connaissant. Il part au devant de la vérité et y rencontrera la mort, la honte et la désolation. Mais sa connaissance est partielle, il suppose et se trompe : ses parents ne sont pas ceux qu’ils croit. Il doit revenir à l’origine. L’origine du mal, du “mal dit”, énoncé en son temps par Pélops pour venger la transgression des lois de l’hospitalité par Laïos. Prédiction auto-réalisatrice du chercheur de vérité abusé par ses sens et ses biais de cognition. Loi de causalité, certes mais liberté limitée. Et paradoxe mortifère.
Les signes et symboles abondent : la Sphinge, double dévoratrice de Jocaste, les pieds percés d’Œdipe, comme un messager hermétique privé de ses ailes, Antigone emmurée, rebelle enfermée à vie, la peste qui dévaste Thèbes, comme un mal viral irrépressible, les yeux crevés, comme si la connaissance ultime était située dans la part obscure du savoir. Au delà du paradoxe, se situe l’impossible discernement quand la passion s’en mêle, - s’emmêle - , le regard devient alors le projet d’un chaos intérieur. Reconnaître les formes dans la réalité de ce qui se présente à nous est une façon de dessiner, de distinguer le dessein du destin.
J’ai donc entrepris une quête à ma manière, à l’encre. « Le voyage de Kritikos » relate ainsi sous la forme d’un chant graphique le parcours d’un être singulier aux côtés d’Antigone et de son père Œdipous. Il y est question, comme il se doit en pareil cas, de viol, de meurtre, de peste et d’inceste en Béotie sur fond de lutte à mort pour le pouvoir dans la cité. Le jeune Kritikos, dit « un os dans l’œil », découvre peu à peu une réalité existentielle sous formes de phénomènes dont il est le témoin privilégié. Mais toujours le paradoxe s’installe et empêche la libre décision. A moins que ce ne soit les vents qui accompagnent Antigone ?
A la Librairie Dialogues à Brest figureront en Mars (Arès, dieu de la guerre) des dessins qui évoquent la fuite d’Œdipous au terme de la bataille de tous contre la cité. Le roi déchu, lui-même aveuglé après la révélation des scandales de Thèbes, est emmené par Antigone accompagnée d’un enfant inconnu de l’histoire, Kritikos. En marche, les yeux crevés, une errance traversée de visions.
Livre Premier, version en ligne : https://indd.adobe.com/view/289b59b0-5c59-4887-a77f-48a6a8560c34
Après avoir quitté Œdipous et Antigone à Colone, Kritikos poursuit son périple en Corinthie. Là, il fait une rencontre qui pourrait changer le cours de son existence. Un voyageur du temps nommé Dante. L’a-t-il mené aux portes de l’Enfer ?
Livre second, version en ligne : https://indd.adobe.com/view/85124280-e8ea-4f5f-abb3-84933e792c56
*Heidegger, « que veut dire penser ? », Essais et conférences, Gallimard, 1954
“Un os dans l’œil, Le voyage de Kritikos”, premiers mouvements, encres sur papier, ©Renaud Gaultier 2020
Ein Zeichen sind wir, deutungslos,
Schmerzlos sind wir und haben fast
Die Sprache in der Fremde verloren.
Un signe, tels nous sommes, vide de sens,
Morts à toute souffrance, et nous avons presque
Perdu la langue en pays étranger.
(Extrait de Hölderlin, Mnémosyne, deuxième version, première strophe, trad. R.G. et C.R.)