Il arrive que des sociétés voient jaillir en leur sein des expériences collectives que certains observateurs qualifieraient de libres et joyeuses utopies. Elles pourraient donner lieu à de nouvelles formes organisées et modifier en profondeur le champ social. C’est parfois le cas mais rarement comme ces rêves partagés le laissaient espérer. Retour sur Laurel Canyon, paradis musical éphémère, LA, California.
C’est une vallée et des collines accessibles depuis Sunset Bld, derrière Hollywood, dans la cité des anges. Les maisons surgissent au milieu des jardins en escalier, les routes sinuent et se perdent dans la végétation, un petit paradis protégé s’offre à quelques miles de la ville-monde. Au milieu des années 60, des musiciens alors inconnus sont venus d’Angleterre, du Canada et des quatre coins des Etats-Unis pour partager leurs accords et leurs différences. Là, en moins de dix ans, la musique a vécu sa révolution pop, version USA. The Byrds, Buffalo Springfield, Crosby, Stills, Nash, Young, The Mamas and The Papas, The Love, Joni Mitchell, Alice Cooper et Frank Zappa entre autres y ont habité et travaillé dans une liberté totale et un dénuement certain. Tous y ont écrit leurs plus belles mélodies et y ont connu leurs premiers succès, quand ils descendaient jouer leurs créations au Troubadour, l’épicentre des salles de Los Angeles. Bob Dylan, The Doors, John Mayall, Eric Clapton et Jimi Hendrix ont séjourné à Laurel Canyon car c’était là bas que s’inventait la musique qui devint la bande son des années Vietnam et flower power. Les majors comme Warner y ont généré des contrats juteux, des labels s’y sont créés comme Geffen ou Asylum. Au début, ces “hippies” écrivaient des chansons d’amour et vivaient dans une ouverture totale. Ils héritaient d’une époque “Love me Do” portée par les Beatles au Royaume Uni et le California Sound des Beach Boys de Californie. 1968, avec les assassinats de Martin Luther King en avril et de Robert Kennedy en août lors d’une fin de règne de Johnson marquée - déjà - par des mensonges et une violence d’état, finit par sortir la jeunesse de ses utopies iréniques. Les campus de l’est entraient en ébullition, la police chargeait durement à Chicago. Dans un climat de retour à l’ordre appuyé par une conscription massive pour combattre au Vietnam, les Républicains gagnaient les élections. Mais peu à peu, remontait de Los Angeles la rumeur d’une contestation vis à vis du président Nixon, de l’armée et de l’industrie. Alors, depuis les collines, Neil Young se mit à écrire des protest songs. Le point culminant fut atteint quand CSN&Y s’est produit à Woodstock en août 1969 devant 500 000 personnes. Un espoir insensé traversa alors la jeunesse du monde entier, à l’unisson des Etats Unis. La musique devenue pop quittait l’industrie du divertissement pour se politiser, car si l’Occident avait achevé sa reconstruction et en récoltait les fruits dans une société de consommation effrénée, des jeunes gens en voie d’émancipation prenaient la route à la recherche d’eux-mêmes. Quelques mois plus tard, Altamont, un festival monté à la hâte par un groupe en quête d’un second souffle et en mal de récupération d’un mouvement dont ils étaient exclus, les Rolling Stones, allait dégénérer et sonner le glas de la parenthèse enchantée. Le lendemain du jour où Nixon fit tirer sur les étudiants, CSN&Y riposta par une chanson écrite par Young, emblématique d’une contreculture passée activiste : Ohio. Charles Manson lançaient ses assassins à l’assaut de la colline peace and love, les arrestations pour drogue faisaient la une de la presse à sensations, la rubrique faits divers se substituait aux pages culture. La violence de la société américaine avait rattrapé les rêveurs de la côte ouest. La peur gagna les habitants du canyon, David Crosby s’acheta un premier fusil, les bungalows virent leurs portes se fermer à clef et peu à peu les droits d’auteur prirent le pas sur la circulation des chansons et des mélodies en commun. Les nouvelles stars du moment quittaient les collines pour s’installer plus bas dans de somptueuses villas, se faisaient photographier dans des Jaguars et des Rolls, les égos affichaient leurs rivalités, de plus en plus avides de gloire et d’argent, et les groupes autrefois fraternels explosaient dans des conflits entretenus par des drogues devenues dures. La caricature “sex, drugs and rock’n roll” eût raison d’une utopie trop fragile pour durer. La légende pouvait commencer de s’installer.
Innovation ouverte : Eric Clapton a fixé un après-midi durant le jeu de guitare de Joni Mitchell, basé sur des accords ouverts inédits.
Joni Mitchell, David Crosby, Eric Clapton at Mama Cass’ Home, Laurel Canyon, photo Henry Diltz 1968
Si une nouvelle génération d’artistes voulut rejoindre les pionniers de Laurel Canyon, l’esprit disparaîtra avec Mama Cass, décédée d’un infarctus après un concert à Londres en 1974. Les étoiles filantes Janis Joplin et Jimi Hendrix allaient s’éteindre et avec eux l’inspiration radicale de ce moment de musique. Le prolifique Jackson Browne, ses comparses Linda Ronstadt et les Eagles sans oublier Fleetwod Mac fourniront ensuite de quoi occuper les longs trajets automobiles et les soirées américaines, la bluette reprenait ses droits, show business as usual, fin de l’histoire. Certains ne résistèrent pas à la vague venue des USA. Les Beatles perdirent John Lennon et George Harrison. Des méga bands se mirent à tourner dans les stades : Led Zeppelin, The Who, Genesis, Pink Floyd et seul ce dernier conserva l’état d’esprit de la fin des sixties, conceptuel et porteur de messages. Black Sabbath instituait le genre hard rock sans l’ironie et la fantaisie du précurseur Alice Cooper. Fini de rire, décidément, l’époque avait définitivement tourné sérieux, efficace, rentable. Déjà, la guerre du Vietnam avait eu raison du dollar et un âge nouveau se mettait en place, sur fond de désillusions, de renoncements politiques et d’inflation galopante. La shareholder value, promue par des universitaires sans scrupules, pouvait offrir le nouvel horizon des étudiants, financier désormais, la jeunesse rentrait dans le rang et les licenciements massifs pouvaient commencer. Seul le MIT tint bon en éditant le rapport Meadows dit du Club de Rome. Le projet d’individuation n’avait pas pu donner naissance à un projet politique, le collectif s’est dissous dans une course de rats acharnée, le citoyen-poète épris de liberté avait perdu la partie, restaient les cyniques.
Cette période foisonnante, si singulière dans l’histoire de la musique et des arts, a peu d’équivalents. La plupart des acteurs était alors animée d’un profond désir de révolutionner la musique, quitte à prendre le risque de se fermer les portes du marché. Le folk par exemple, alors exclusivement acoustique, put alors s’électrifier. Nous avons oublié combien ces musiciens inventèrent. Ils décloisonnèrent avec acharnement les genres, folk, rock, blues et même jazz. Ils expérimentèrent des sons nouveaux, hybridant l’acoustique et l’électrique, créant des harmonies vocales inédites et usant de formes musicales parfois baroques, dans une liberté totale. Le marché finit par suivre. Comme le disait alors Frank Zappa, les patrons de maison de disques ne prétendaient pas connaître la musique ou le goût des jeunes consommateurs de musique. Ils éditaient d’abord et comptaient les ventes ensuite. La fermeture vint au moment où furent nommés des “directeurs artistiques”, musiciens le plus souvent frustrés qui arrêtèrent des genres qui devinrent autant de segments marketing. D’une incubation libre, en communauté ouverte, sans direction définie, sans managers d’aucune sorte, surgit de réelles inventions, que nous apprécions encore aujourd’hui. L’acmé d’un individualisme désintéressé en quelque sorte, une idiosyncrasie débridée. Mais l’argent venant avec le succès, lui succéda bien vite un repli sur les intérêts propres de chacun des protagonistes, show business is not a game for kids. Il fallut le punk britannique en 1977 - il existait aux marges de la scène de Los Angeles depuis le mitan des sixties, avec les Seeds par exemple - et les débuts du rap à New York en 1974 pour sortir de la mélasse californienne normée par les Majors. Seul survivant à n’avoir jamais dérogé, Neil Young put s’installer durablement comme le pilier à la fois d’un folk révolutionnaire et d’un rock écologiste sans concession, source du grunge des années Seattle ( Nirvana, Nine Inch Nails, …).
Comment un lieu sans frontières définies devint un espace de création unique dans l’histoire de la musique ? Ni banquiers, ni consultants, ni professeurs, juste des artistes pour la plupart débutants et certains déjà confirmés qui partageaient un même plaisir de jouer une musique qui s’inventait sous leurs doigts et qui vivaient la même expérience de vie. Ils avaient tout lâché pour cela, amis, famille, carrière, pays. Ils exploraient dans toutes les directions et ne craignaient pas de se tromper. Ils transgressaient un certain de nombre de lois et attentaient aux mœurs de l’époque mais n’envisageaient pas d’en fixer les normes. La diversité, de genre et de couleurs, si cruciale aux USA, s’imposait d’elle même. En somme, Laurel Canyon était le contraire d’un campus universitaire, d’un département de R&D ou d’un fabLab d’aujourd’hui. Une terre d’accueil pour oiseaux migrateurs décidés à chanter leur temps, dans des croisements fertiles, située aux marges de l’empire de l’usine à rêves. Avait-on affaire à un phénomène depuis appelé “intelligence collective” ? Nos problèmes contemporains trouveront peut-être leurs solutions dans ces asiles improbables et éphémères, loin de Wall Street et des castrations managériales, qui sait ?
Alors que la création se vit mais ne se décrète pas, beaucoup ont dit s’inspirer de ces années et de ces pratiques initiées là haut. Ainsi, il est toujours étonnant de constater que les fondateurs de la micro-informatique et leurs successeurs du web qui gouvernent nos vies quotidiennes se réclament encore de ce projet avorté de société libertaire. Le cycle de récupération entamé au début des années 70 aboutirait ainsi aujourd’hui à la réalisation des plus funestes prédictions d’Herbert Marcuse ou de Noam Chomsky : l’homme serait donc cet être unidimensionnel, de l’épaisseur d’un smartphone ?
Laurel Canyon Blvd, Google Maps
Documentaire de Alison Ellwood, 2020 : “Laurel Canyon, a Place in Time”
https://www.arte.tv/fr/videos/098138-001-A/laurel-canyon-la-legende-pop-rock-d-hollywood-1-2/
https://www.arte.tv/fr/videos/098138-002-A/laurel-canyon-la-legende-pop-rock-d-hollywood-2-2/
Crosby,Stills, Nash and Young, VH1 Legends Documentary,2000 : https://www.youtube.com/watch?v=PeEWMnRcrTY
Le documentaire sur Les Rolling Stones au festival d’Altamont en 1969 : David Maysles, Albert Maysles et Charlotte Zwerin, “Gimme Shelter”, 1970. https://www.youtube.com/watch?v=Ax_q6vp5FqU