Depuis les artistes conceptuels de la fin des années 60, eux-même férus de linguistique sinon de cybernétique, la question de la singularité du sujet “artiste” en vis à vis de son “objet” “œuvre “se pose avec insistance. Deleuze et Guattari* y ont répondu à leur façon, pour eux l’affaire est entendue, il n’y a que des “devenirs-écrivains”, reliés à des rhizomes de signes, de choses et de sens. Et si nous essayions de revenir sur cette question, cinquante ans après ?
La question se pose en effet tandis que le tout marché-marchandise a inondé notre monde d’un devenir-argent. Cette monétisation primaire, moléculaire pourrait-on dire, est la seule abstraction valable aujourd’hui. L’ultime tableau contemporain est peut-être cet écran de trader, Reuters ou Bloomberg, qui varie en ses aspects en temps réel, généré par des algorithmes en concurrence sur une planète financière globalisée. Le reste n’est qu’image publicitaire ou politique, pour illustrer une idée-produit, un stimulus pour acheter des parts de marché et rétribuer le regardeur sur un plan symbolique. Le propos n’est alors qu’un ajustement à une réalité sociologique, ce qu’ont très bien compris les pop artistes et en particulier les néo-pops comme le sérialiste Koons : chacun voit un bouquet de tulipes, et cela suffit à toucher un public universel, à mobiliser le décideur politique, à faire financer l’objet manufacturé.
Car il n’est pas moins paradoxal que le monde qui se fait et se défait sous nos yeux voire nos pieds est avant tout le produit d’une intangibilisation totale de ce qui compte ou plutôt de ce qui est compté. Et que le philosophe occidental, empreint de tradition allemande, Kant-Hegel-Marx, fasse en sorte de bannir le sujet de sa création, y voyant l’expression de l’esprit de l’époque, du ZeitGeist à l’Aion de Deleuze, pour ne retrouver qu’un arrangement d’enchevêtrements sans “unité” ni unicité. Ainsi Paul Valéry ne craignait pas d’énoncer, avant que la sociologie n’envahisse les territoires de l’esthétique : “toute œuvre est l’œuvre de bien d’autres choses qu’un auteur. Il ne faut jamais conclure de l’œuvre à un homme - mais de l’œuvre à un masque -, et du masque à la machine”.** Ou encore, “le véritable ouvrier d’un bel ouvrage n’est positivement personne.”.** Ce que confirme Deleuze en indiquant que “l’énonciation la plus individuelle est un cas particulier d’énonciation collective”***. Certes, mais que dire alors de la peinture ? Quand Katharina Grosse “peint la ville à même la ville”, objet historique sédiments et construit, artefact total s’il en est, elle nous parle d’une abstraction avant l’idée ou les mots qui la disent, avant l’énonciation donc : “je “n’abstrais” pas depuis quelque chose. (…) Je ne pense pas en termes de conséquences ou de chronologie et j’évite toute représentation ou signification narrative. Au contraire, je saute en quelque sorte ailleurs, dans des zones pré-linguistiques.”**** Il y aurait donc un auteur, mais relevant d’un vécu assimilable à sa proto-histoire, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes…
Mort de l’auteur, donc, mais à qui profite cette “machination” ? Cet effacement du sujet-auteur fait bien les affaires d’une vision sans droits d’auteur mais avec droits de reproduction. Disney vs Balzac. La circulation des œuvres d’art repose traditionnellement depuis la Renaissance, quand la peinture et la sculpture se sont désolidarisées du bâti pour acquérir des qualités de mobilités et par là de fongibilité, sur l’identité du créateur et l’assignation répertoriée de l’objet. Un siècle de contestation par la photographie et le disque s’achève, elles qui attachaient leur valeur à la source originelle, cette matrice analogique des copies sujettes au temps des altérations et des multiples. C’était le temps de l’arbre-monde, des généalogies compliquées qui font le bonheur des experts et des salles de ventes au charme désuet, à peine modernisées par des enchères webisées. Mais au temps de l’algorithme généralisé, c’est désormais bien le mode de reproduction qui prime, sans qu’il y ait de source identifiable, car le logiciel est mutant, modifiable à l’infini.
Que l’on ne s’y trompe pas, cet état de fait ne reflète pas notre époque, il est l’époque. Les logiques qui y président ont fini par acquérir leur autonomie, sans doute de façon définitive, en attendant la prochaine révolution technico-cognitive. Ne subsistent que les marques, ces avatars des identités-désirs. L’auteur-marque a conquis le marché-monde pour y imposer sa façon de jouir du monde, comme procède un parfum, une automobile ou une poupée gonflable. de Duchamp à Lavier puis Koons. Il est vraisemblable que le marché de l’art que nous connaissons encore n’y résiste pas, ou alors dans une version apocalyptique, comme manière de préparer l’archéologie du futur.
Pour Deleuze, il n’existait de littérature que de minorité, preuve qu’il ne croyait que partiellement à l’oblitération du sujet-créateur. Car il faut un minimum de singularité pour contrarier le flux des temps puissants et assumer sa rebelle solitude au milieu d’une majorité d’assentiments. De ce qu’il fut un temps - révolu, pas si sûr ? -nous appelions une forte personnalité.
* Gilles Deleuze, Félix Guattari, “Capitalisme et Schizophrénie 2, Mille Plateaux”, Editions de Minuit, 1980.
** Paul Valéry, “Œuvres”, Pléiade, II
*** Gilles Deleuze, Félix Guattari, “Kafka, pour une littérature mineure”, Editions de Minuit, 1975
**** Katharina Grosse, “Peindre la ville”, interview par Richard Leydier, Art Press 477-478, Mai-Juin 2020.
Son travail : https://www.smb.museum/en/exhibitions/detail/katharina-grosse/
Marcel Duchamp - Rose Selavy, “Belle Haleine, parfum de voilette”, 1920, photo Man Ray 1921