La sculptrice américaine investit la Monnaie de Paris pour y célébrer la valeur d’un monde onirique et spirituel devenu trop rare dans nos existences. Petites filles, vierges et magiciennes occupent en majesté des salons aussi vides que somptueux. Dernière exposition en ces lieux, fermez le ban certes, mais magnifiquement.
Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019, (extrait).
Kiki Smith à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020,
Ce qui surprend au premier abord, c’est la résonance immédiate avec nos cultures du mythe et de la légende européenne, entre contes et comptines enfantines, une fraicheur immédiate et une inquiétude sourde qui gagne peu à peu. Car il s’agit là de donner un corps à la force primitive, qui s’incarne chez les prêtresses d’un culte oublié ou chez les artistes qui s’adonnent à la terre et aux arts du feu. Le soin apporté à la technique fascine le regardeur, ce que confirme le documentaire projeté au terme de l’exposition, cette obsession du détail et ce travail manuel permanent, presque compulsif, comme pour exorciser les grands peurs du millénaire et les pertes irréparables. Reprendre, recommencer, les mains toujours occupées, pour tromper la mort certaine et les démon(e)s qui rodent dans la forêt des songes.
Il semblerait que Kiki Smith fut vaccinée assez jeune contre les abstractions géométriques et l’art conceptuel en vogue aux USA depuis la fin des années 50. Si avec ses sœurs, elle produisit les maquettes des monuments minimalistes du père, Tony Smith, elle s’est choisie une voie d’exploration de sa féminité, résolument organique, en semant des objets modelés, sculptés ou fondus, des dessins fragiles et immenses, et puis des yeux partout, grand ouverts, qui fixent un ailleurs qu’elle seule pourrait connaître, encore que. Ici une femme sacrifiée, crucifiée ou mis au bûcher, là une Sainte en maturité surgit des entrailles d’un loup encore vivant, le lisse d’une vie purifiée et l’encore palpitant des chairs affamées. Les femmes de Kiki Smith sont agenouillées, recroquevillées, sacrifiées et connaissent alors la gloire, dans la plénitude des sens. Si nous levons les yeux, si nous laissons les illusions du Nombre se dissiper, les grands archétypes surgissent alors, souvent un peu goguenards, car cela fait si peu de temps que nous avons refermé le livre des tragédies et bouché les grottes aux abîmes fantastiques, nous contentant par paresse d’un gazouillis électronique, infâme et répétitif. Kiki Smith nous rappelle à la (re)prise de terre, les mains glaiseuses et habiles, habitées de présences ineffables et inactuelles. Elle nous invite sur un chemin où elle finit par tisser sa propre apocalypse, en écho à celles d’Angers, humble et fière de se situer dans la filiation des temps ouvragés. Chaîne et trame des hommes, des femmes et des bêtes, des végétaux entrelacés et de l’invisible dessein qui toujours échappe et inquiète le pérégrin égaré. Peut-être reprendre la quenouille pour rembobiner jusqu’à un moyen-âge mythifié et conjurer le sort funeste d’un temps voué à la domination du masculin technicien ? Grâces soient rendues aux commissaires Camille Morineau et Lucia Pesapane, et aussi à la scénographe Laurence Le Bris, pour nous avoir offert de cheminer aux côtés d’une artiste d’exception, dans tous les sens du terme…
Car enfin, si nos vanités de métal et de pixels finissent parfois de nous détourner du cours de nos existences sensibles, alors Kiki Smith offre de nous soigner, par la simple présence d’une œuvre singulière, presque baroque, terrifiante et paisible. Et si délicieusement anti-moderne, in fine.
Kiki Smith, Rapture, bronze, 2001,
Kiki Smith (1954- ) à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020.