Ainsi un être vivant aux dimensions infinitésimales est devenu la cause d’un bouleversement majeur, aux tonalités millénaristes. Le virus ne se rend visible que dans ses conséquences et les tragédies qu’il entraîne chez ses hôtes. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, l’hospitalité d’un monde dont nous avons pris la responsabilité sans toujours l’assumer.
Le confinement nous oblige à rester “à la maison”, “chez nous”. Dans une époque où l’extériorité est devenue la norme individuelle, cette exigence nous semble inconvenante voire impossible. Et pourtant. la publicité et les publications de toutes sortes abondent dans le domaine du “bien chez soi”, décoration, cuisine et autres plaisirs liés à l’habitat, le fameux hygge scandinave. Si l’avatar du soi s’augmente, se diminue ou se résume à notre guise dans un téléphone mobile et ses connexions multiples, que dire de la maison et de quelle maison parle-t-on ? Maison de famille, “home office”, bureaux d’une entreprise néo-paternaliste avec “Chief Happiness Officer”, café habituel avec wifi ? A l’heure du nomadisme numérique les frontières sont devenues perméables et les statuts flous. A la maison s’attachent des notions de familiarité et de sécurité. Et bien évidemment de vie privée. Dans une société liquide, la seule chose qui résiste à l’intrusion d’un corps étranger est un compte virtuel via “BlockChain”. Une maison peut-elle même ne plus suffire à protéger ses occupants.
Ces derniers mois, la crise des migrants a douloureusement démontré ce besoin consubstantiel de notre humanité. Pour se mettre en mouvement, nous avons besoin d’un point fixe. Les personnes chassées par la guerre ou la famine s’en trouvent privées et le recherchent parfois toute leur vie. Mais la maison n’est parfois pas le havre d’une paix rêvée. Elle est aussi le lieu des conflits intimes. Si elle est l’espace du retour à soi, elle figure parfois le huis clos d’un théâtre des aspirations déçues, d’un sentiment d’une insupportable solitude, même en compagnie de proches. La maison, là où tout demeure, là où tout souvent se meurt.
Alors oui le confinement, cette solution archaïque adoptée dans un temps rythmé par la multitude, nous demande de mourir un peu à nous même. Comme un jeûne que nous n’aurions pas choisi. Nous avions déjà substitué la relation numérique au commerce des corps. Alors pourquoi éprouvons-nous ce manque ? La privation de liberté nous pèse instantanément. Sortir, bouger, rompre l’isolement. Voyager, aussi. Le fait de croiser nos congénères, d’échanger regards indifférents et mots anodins, de simplement rejoindre la communauté des êtres humains nous fait sentir vivants. Or maintenant l’individu se trouve assigné à résidence, dans une appartenance négative à la collectivité, par le retrait même. Ne plus fusionner dans un bar, un stade, un théâtre. Un enfermement en soi. Comme prisonnier d’un camp déserté, dont les gardes ne s’expriment que par écran. Nous voilà rendus en dystopie.
Les pays ferment leurs frontières. Les objets circulent encore. Quand ils sont produits. Les usines sont à l’arrêt. Les stocks s’amenuisent. Mais cela n’est qu’un épisode de quelques mois. Qui laisseront beaucoup de personnes ruinées et sans emploi. Certains font le procès de la mondialisation. Ce sont souvent les mêmes qui ont profité de biens de consommation à bas prix. Ou qui ont voyagé au bout du monde sur des compagnies low-cost.
Il reste ce moment de confinement. De face à face avec soi et ses proches, ceux que nous croisons soir et week-end. Nous devons quitter le voisinage de la cohabitation pour réinventer une existence commune. réapprendre à partager alors que la situation nous pèse. Nous voilà sevrés de la fuite. Les écrans ne suffisent bientôt plus. Il reste ce continent que nous n’avons peut-être jamais osé explorer : notre monde intérieur.
A commencer par notre imaginaire. Nos esprits sont saturés d’injonctions. Nous en prenons alors conscience. Il nous est demandé de prendre nos distances. Que ce soit vis à vis de ces discours inutiles, de ces paroles vides et des images relayées en boucle. Shut down. Ouf. Alors rêvons. Ecrivons pour rien pour personne pour quelqu’un de proche pour quelqu’un de loin. Ou dessinons. Nos monstres nos fleurs nos amis nos maisons nos bateaux nos meubles nos fétiches nos fantasmes. En un mot exorcisons. Et ressentons ce qui palpite encore. Le Vivant.
“What’s bigger than Life"?”, “Home” series, 30F (92x73cm), Oil on canvas, Renaud Gaultier 2018-2019.