Après la lecture confinée de deux témoignages sensibles, l’un écrit, l’autre dessiné, qui décrivent la difficile reconstruction aussi bien physique que psychique des rescapés des attentats de 2015, il me prend l’envie de reconsidérer notre liberté chérie. Qu’elles soient brutales ou insidieuses, les menaces sont grandes, qui visent à la réduire jusqu’à nous en faire perdre le souvenir, et pour finir, l’enfermer. Allez, un peu d’air !
“Le Lambeau” de Philippe Lançon et “Dessiner encore” de Coco ne sont pas seulement des ouvrages cathartiques et magnifiques, ils sont la démonstration que sans prétendre à l’héroïsme nous pouvons faire échec aux tentatives de celles et ceux qui veulent nous opprimer. Et ils sont nombreux. Les meutes vociférantes, soutenues par des dispositifs algorithmiques sophistiqués, harcèlent et détruisent les voix autres, celles qui essaient de creuser sinon une pensée du moins une opinion à rebours du courant que l’on croit majoritaire. La peur régit l’espace public désormais. Et ose-t-on le dire, diminue notre démocratie. Mais privé de l’usage de la parole Philippe Lançon peut encore écrire. Mais Coco rongée par le traumatisme et la culpabilité peut encore dessiner.
Quelques voix s’élèvent. Après les libres dessinateurs de Charlie, il arrive parfois qu’un écrivain, François Sureau récemment, exhume cette vieille lune fatiguée, ce sujet de philosophie d’un autre temps, fait le lien avec des époques pas si lointaines. Encore faut-il s’intéresser à l’histoire, notre histoire d’européens blasés, pour beaucoup gavés de biens matériels et pour qui seul compte le choix proposé par un fournisseur de produits en ligne. L’aliénation est aujourd’hui totale. et nos actions restreintes à des actes réflexes. Le camp est ouvert, sous la surveillance des caméras et des trackers qui clignotent dans nos nuits, le prototype est au point, Staline et ses goulags sont obsolètes, les enfants de Mao ont trouvé la solution aux tourments des gouvernants.
Le dernier piège du moment consiste non seulement à concentrer les médias dans quelques mains peu scrupuleuses mais aussi à intérioriser la censure pour mieux la généraliser. La “woke culture” est devenue “cancel culture”, dans un gigantesque et perpétuel tribunal. Lynchons les lyncheurs, disent-ils ! Une traque sans fin, menée par des malades de leur propre identité, qui confondent leur singularité avec une catégorie sociale, en se déniant à eux-même toute possibilité de transgresser les limites, de changer, voire d’évoluer. L’universalisme est ainsi devenu obscène, une valeur déchue de colons et d’esclavagistes. Ah bon. Mais alors défendre la liberté de s’exprimer, de travailler, d’aimer, de se déplacer qui que l’on soit et en tout temps serait un délit passible d’une honte éternelle ? Mais quelle confusion a ainsi gagné les esprits qu’il ne soit plus possible de définir une citoyenneté libre, égale et fraternelle !
J’y vois là une panique, entretenue à dessein par des prêtres pervers. Des politiciens, des journalistes, des religieux. Nous avons certes aboli beaucoup de frontières mais certains sont visiblement en peine de murs pour soutenir des personnalités défaillantes. Or pour vivre libre, il convient déjà de savoir se tenir debout. Rien dans l’éducation semble encore le permettre. L’esprit critique est peu à peu banni, les injonctions se multiplient et se contredisent, le langage s’appauvrit à mesure de la réduction de l’écrit à la portion congrue d’un tweet ou d’un power point. Et ça braille. Partout. Souvent pour mieux masquer une certaine méconnaissance du sujet ou bien souvent, une ignorance satisfaite. Le bruit chasse la possibilité de penser.
Le pire est ce besoin d’assigner à résidence identitaire des personnes qui souhaitent s’affranchir de leurs conditions, de leurs racines, de leur génétique ou de leur biologie. Les droits humains ont déjà tout prévu, pourquoi découper l’humanité en sous-sous-groupes jusqu’à la réduire en fines lanières. Pourquoi ne plus évoquer et discuter de ce qui nous réunit ? Je crains que des temps sombres ne s’annoncent et que comme souvent artistes, auteurs et saltimbanques n’aient été les premières victimes de cette guerre idéologique sans idées. Raison de plus pour s’obstiner à écrire, à dire, à dessiner et en débattre. Librement.
Merci aux (é)veilleurs de notre époque :
Coco, “Dessiner encore”, Les Arènes 2021.
Etienne Klein, “Le goût du vrai”, Tracts Gallimard 2020.
Philippe Lançon, “Le Lambeau”, Gallimard 2018.
François Sureau, “Sans la liberté”, Tracts Gallimard 2019.
Barbara Stiegler, “De la démocratie en pandémie”, Tracts 2021.