Nous avons peur de tomber malade. Nous avons peur de mourir. Nous avons peur de rencontrer les autres. Nous avons peur de la solitude. Nous nous consolons dans la consommation de programmes sur les réseaux et internet. Nous sommes des millions à obéir à des injonctions paradoxales ou stupides. Que nous est-il arrivé ?
Ce qu’un maintien de l’ordre excessivement violent avait réussi à grand peine, la peur d’un virus venu de Chine y est parvenu sans difficulté : nous sommes restés chez nous, dans un climat de peur et de défiance jamais atteint depuis la débâcle de 1940 et les lois scélérates de 1942. A longueur de journée, tous les médias, aussi bien publics que privés, entretiennent une psychose avec une grande maîtrise des rhétoriques anxiogènes. Chaque soir un médecin-général en chef égrène le décompte des morts, selon un rituel désormais bien établi. Bientôt nous aurons droit à une cérémonie aux Invalides, avec sonneries martiales et discours grandiloquents. Les larmes toujours nous désarment. Cette communication très rodée repose en l’occurence sur deux approches de nos systèmes cognitifs : le nombre et l’émotion. Le nombre pour leurrer notre rationalité et faire croire à la scientificité des décisions. L’émotion, pour saturer notre imaginaire d’histoires dont nous pourrions être les héros, le plus souvent malheureux. Les deux se lient de façon indéfectible depuis plus de douze semaines dans le sinistre décompte quotidien des morts, jamais contextualisés : âge, pathologies chroniques, état de santé général. Le coronavirus Covid-19 est une maladie systémique évitable : l’Occident a été frappé, et c’est donc son modèle qui est mis à mal, ce qui aurait pu justifier le triomphalisme indécent des autorités chinoises. Si il est tant question de nombres, de masques, de tests, de malades en réanimation, de morts à l’hôpital, de morts en EHPAD, c’est bien pour recouvrir une ignorance générale : nous constatons les dégâts et nous les chiffrons. Un président vieillissant de la Vème république avait prédit “ après moi viendront les comptables” et nous n’avons pas été déçus. Le comptable* n’anticipe ni ne prévoit rien, il enregistre et dans le meilleur des cas contrôle la validité des comptes. Ici, nous ne savons même pas le nombre réels de malades et de décédés à leur domicile. Notre médecine préventive a été balayée par le Covid-19 : obèses, diabétiques, cardiaques, malades auto-immunes et pauvres sont les premières victimes parmi les moins de 60 ans. Nous préférons soigner a posteriori avec des dépenses considérables ce qui pourrait être évité par une politique de santé digne de ce nom. Nos petits chefs comptables n’ont pas pris la peine de faire la balance entre le coût d’une politique de santé préventive, quelques millions, et le coût d’une catastrophe sanitaire, plusieurs milliards. Mais alors il faudrait s’attaquer aux puissances du sucre, du tabac, de l’alcool, de la drogue, du diesel, de la chimie et du charbon. Recul du politique, arrivée des comptables et triomphe des croque-morts.
Le soi disant libéralisme dont on nous rebat les oreilles est une supercherie. C’est un fatalisme à la Pangloss. Tout est bien dans le meilleur des mondes, alors pourquoi changer. Les pauvres doivent le rester, parce qu’ils veulent être pauvres, qu’ils sont fainéants ou trop bêtes. Surtout s’ils viennent d’ailleurs. Les soi disant libéraux de cette secte dont le “laissez faire” est la devise s’accommodent très bien de la restriction des libertés par un Etat fort, tant qu’il maintient un état de fait qui profite aux situations acquises : inégalitaire, injuste et violent. L’Etat est juste là pour faciliter - sécuriser - les affaires et combler les pertes des grands qui ont échoué. Ils prônent la possibilité pour chacun d’accéder au bien-être matériel mais cela reste en réalité un rêve quasiment inaccessible. Les “success-stories” sont des contes pour enfants crédules, un nouvel opium pour ignares et Wall Street un temple dédié à la misère humaine.
Cette politique des fatalités s’accommode par ailleurs aussi très bien de la dégradation de l’environnement, tant que le prélèvement des richesses terrestres profite à certains et que la technique bio-médicale les protège. Nous pourrions imaginer que les catastrophes récentes, incendies, inondations, ouragans, tsunamis et pandémies les alertent. Il n’en est rien. Vous comprenez, nous avons du mal à chiffrer les externalités, autrement dit les dégâts. Les meilleurs comptables en la matière, les assureurs, ont eu beau dire qu’ils ne pourront pas suivre au rythme des crises d’origine climatique ou pandémique, la majorité des puissants préfère l’ignorer. Parce que lorsque l’on est puissant, on sait, voyez-vous. Biais cognitif classique. L'aristocratie d’état qui gouverne les démocraties occidentales a bien intégré le modèle et le sert avec constance depuis des décennies. Immobilisme et réformisme crispé conduisent actuellement à une dérive sécuritaire, pente naturelle d’un Etat hors de contrôle, incapable de gérer la crise.
Alors d’où pourrait provenir le changement ?
Tout a été dit sur les partis en faillite, leurs idéologies ayant sombré avec la multiplication des crises, ce qui nous vaut d’être gouvernés par de petits chefs comptables autoritaires. Un espoir demeure encore au niveau des initiatives locales, plus ou moins marginales voire extrêmes, du Maker Space à la ZAD. Des réflexions constructives se font jour chez des intellectuels regroupés autour de Bruno Latour ou Philippe Descola. Je suis de ceux qui pensent que cela passe par le réveil de l’esprit critique et par là d’une appropriation la plus large possible de la culture. Je ne parle pas ici des “industries culturelles” qui produisent à la chaîne des séries qui racontent des séries de meurtres commis par des meurtriers en série ou d’expositions qui présentent les chefs d’œuvres selon une invariable variation Impressionnistes-Matisse-Picasso-Impressionistes-Koons-Picasso-Matisse-Impressionnistes. Non, je parle d’une culture qui permet de relier les personnes aux pensées d’autrui, à des esthétiques différentes, à des modes de vie autres, qui permet de se considérer comme un être parmi d’autres dans un monde jamais complètement connu sinon indéchiffrable. La culture est aussi un apprentissage de la pensée critique, celle qui étymologiquement nous invite à discerner les choses entre elles, à passer du concret à l’abstrait, du sensible au rationnel et inversement.
Un minimum de culture scientifique aurait par exemple permis à nos gouvernants de prendre des décisions moins ineptes. Un minimum de culture historique ou anthropologique nous aurait donné les éléments pour comparer les différents modes de réaction face à une épidémie. Mais plus encore, une culture littéraire et artistique nous aurait permis d’envisager la maladie et la mort autrement. Et peut-être de ne pas céder à la panique qui a saisi les médias en boucle. Certains historiens de l’art estiment que depuis Duchamp le beau n’a plus droit de cité dans l’art. Et ce sans s’interroger sur les conditions mêmes de leur jugement, fortement situé dans un contexte historique et sociologique bien particulier. Dans les sociétés dites avancées, l’art ne vaut plus que par sa fonction de divertissement tarifé, à côté d’autres objets et moments de consommation. Dont acte. Mais l’art, irréductiblement, consubstantiellement, fait face à la mort. Plus encore il lui résiste sinon il transgresse la Mort, cette Loi ultime de la Vie. Il défie le temps et la corruption des corps, provoque le changement des régimes et s’oppose aux puissances, traverse les frontières et inquiète nos nuits. L’art nous parle de notre animalité et de notre esprit, nous réconcilie en nous mêmes en mettant au jour nos parts d’ombre, nous relie aux êtres non humains et au langage des choses qui nous entourent. Aimer, étudier et pratiquer l’art exorcise les pires de nos peurs. Et peut éclairer notre rapport à la mort. Encore faut-il en prendre le risque et l’aborder avec curiosité et humilité, dans l’oubli de ce que l’on croit savoir. Le poète descend aux enfers et, rebelle aux Dieux, se retourne sur son Eurydice aimée. Il chantera sa peine infinie et son chagrin nous touche encore. C’est un mythe devenu fiction, une tragédie éternelle, un enseignement de vie. L’artiste témoigne de sa seule liberté et rien que cela le rend précieux. Il est remarquable de constater que notre république de chefs comptables* a banni l’art de leurs préoccupations. Peut-être certains ont-ils peur que nous n’ayons plus peur ?
Sans doute car dans les faits, et nous pouvons le regretter, l’art n’est enseigné ni aux enfants ni aux adolescents. Il se limite à une expression rapide de ses émotions premières, ce qui est certes un début, mais ne laisse pas de place à l’autre, encore moins à la culture, à la pensée, en d’autres termes à l’élaboration d’un langage singulier. Ne reste alors qu’un loisir pour retraités. Signe d’une époque vouée à un utilitarisme normé, les programmateurs de l’éducation le proposent en option décorative, à une marge congrue mais jolie car “en réalité, cela ne sert à rien”. Or, dés le plus jeune âge, nous gagnerions à nous confronter à la critique, à apprendre à ne plus confondre soi et sa production, à envisager de multiples solutions à un problème plastique posé, à comprendre qu’il existe d’autres sensibilités que la nôtre. De la même façon, enseigner l’histoire des mondes, c’est à dire des multiples représentations de notre univers qui nous semble aller de soi et faire l’expérience de nous départir d’évidences qui n’en sont pas pourrait utilement élargir les critères de nos a priori, voire nous démontrer par l’exemple que rien ne remplace un questionnement juste et approfondi. L’histoire de l’art, surtout quand elle s’enrichit de sciences humaines et ne tend pas à une vaine érudition, constitue une voie d’apprentissage des libertés de penser et d’agir au fil des temps. Ainsi une formation aux humanités procure un immense mérite, celui de connaître nos peurs, liées aux habitudes de pensée héritées de nos familles ou de nos milieux et de ne plus céder facilement aux injonctions d’où qu’elle viennent, de mettre les réalités et les événements en perspective, dans un temps long. Aussi et c’est utile par les temps qui courent, de ne plus s’en tenir aux opinions affirmées sans preuves dans ce gigantesque café du commerce des réseaux sociaux. Car nous n’avons pas besoin de censure ou d’un nouveau ministère de l’information, simplement d’éducation à la pensée libre. De fortifier un esprit critique et éclairé. Pour tenter de déchiffrer ce qui nous entoure, avec la modestie qui convient devant tant d’inconnues.
Le Voyage de Kritikos, “L’enfer ?”, extrait, Encre sur papier, Renaud Gaultier 2020
*en aucun cas je ne veux dénigrer des professionnels utiles à la société, je veux simplement rappeler que la politique dans son essence et ses finalités déborde d’un cadre comptable qui par nature réduit la représentation du monde au facilement dénombrable. De surcroit, cela induit une hiérarchisation des valeurs et des temporalités qui, mal orientée, aboutit par exemple à ne plus provisionner les pertes éventuelles. La gestion des flux et des stocks, modélisée dans les années 90, a ainsi abouti aux pénuries que l’on a connu. Rien de fortuit là dedans.
Gilles Deleuze à la FEMIS en 1987 : https://www.youtube.com/watch?v=6z5Fs_xnIH0