Dans nos sociétés consuméristes, à la suite de Roland Barthes, nous avons eu tendance à banaliser le Mythe. Pour reprendre la trilogie du grand Lévi-Strauss, tout serait alors devenu, dans la marchandisation universelle du monde, mythe, rite et symboles, à grand renfort de design, de publicité et de communication. Par confort et par paresse, nous nous sommes prêtés à l’imposture et nous sommes éloignés des récits qui semblent expliquer mais qui le plus souvent interrogent notre présence au monde, à ce monde là.
Il faut dire que notre modernité occidentale nous intime de substituer au monde donné, ou plutôt créé, un univers peuplé d’artefacts, conçu, produit et fabriqué en nombre par l’Homme. Les Dieux se seraient retirés, puis les Titans, puis Elohim, puis Yahweh, puis Dieu lui-même, nous laissant dans la déréliction de l’homme nu et technicien. Il ne s’agit pas ici de contester les apports des techno-sciences à notre compréhension et nos usages du monde, mais plutôt de reprendre le fil de notre relation à cette donnée là.
Il est cocasse de constater qu’au moment où l’on parle d’Anthropocène, cette ère planétaire co-produite par les êtres humains, nous n’avons jamais été autant sollicité par des récits aux allures d’Apocalypse. Comme si la catastrophe annoncée par les scientifiques du GIEC faisait ressurgir le mythe ultime refoulé. Et de surcroît, les mêmes qui récusent l’existence ou mieux encore s’exonèrent de toute responsabilité humaine dans les phénomènes qui s’amplifient d’année en année, s’adonnent aussi par leur déni au culte irréfléchi et irrationnel de la Science, cette déesse que beaucoup fréquentent, certains disent connaître, mais qui demeure pour la plupart une belle inconnue : car, disent-ils, nous avons toujours su résoudre les problèmes que nous nous sommes posés. Certes. Mais les a-t-on toujours bien posés ? J’ai usé à dessein de deux mots très connotés, “déni” et “refoulé”, pour rappeler qu’un certain Sigmund Freud avait en son temps décortiqué quelques mythes du bassin méditerranéen, et pas des moindres, Œdipe et Moïse, entre autres. La transgression et la Loi. Son approche de la “Culture” pourrait peut-être nous éclairer sur les errements et les doutes que connait notre âge techno-scientifique actuel. Nous ne sublimons pas beaucoup pourrait-on dire, autrement dit nous restons cantonnés dans une enfance jouissive, du “tout pour soi tout de suite tout le temps et si possible gratuit” qui caractérise l’ère numérique, par exemple sous le vocable ATAWAD*. L’altérité s’absente pour se réfugier dans le robot - l’esclave - domestique. Le temps vécu est désormais un flux bouillonnant de quantités et de choses, chargé d’injonctions incessantes et contradictoires, qui noie l’individu et le sépare de lui-même. La contrepartie d’une facilité apparente de vie matérielle est terrible : une aliénation sans retour. La sémantique utilisée pour cela explicite pour qui sait lire cet écrasement d’un individu libre et intègre : de la chaîne de télévision nous sommes passés à la Free Box, le marché use d’une rhétorique pour addicts, à chacun sa dose, sa récompense et sa giclée de dopamine associée. Mais ce système, comme tout système organique ou technique, produit du déchet et s’ensevelit dans des montagnes de rebuts. Des objets à obsolescence programmée bien sûr, mais pas seulement. Car nous avons fini par vivre sous le gouvernement des nombres, et cela a fait de nous des choses mises en pièces, des quantités de plus en plus négligeables. Et nous devenons nous-mêmes des déchets : des corps gros de sucre, riches de molécules industrielles toxiques, condamnés au sport ou aux opioïdes pour finir d’oublier, incapables de penser, de se réapproprier le temps de vivre, destinés à chômer ou à travailler dans des organisations dépourvues de raison, de sens ou de la plus simple intelligence. Juste pour fabriquer de la dette. Sans jamais calculer la seule qui compte : celle du vivant à notre débit. Car nous n’avons rien différé de nos désirs. Nous nous y sommes soumis.
Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.
Dans ce dévoilement en cours, des voix se font enfin entendre, qui proviennent de celles et ceux qui ont peuplé les marges. Les Zadistes, les “makers”, les hackers, les anthropologues de terrain (peut-être que ceux qui ne décollent pas de leur bureau devraient-ils être virés de leur chaire…), les zoologistes, géologues, botanistes et biologistes de toutes disciplines qui alertent sur notre situation terrestre depuis leurs pratiques éclairées. Et les artistes. Enfin, ceux qui ne se sont pas encore vendus. Et ils sont nombreux.
Alors oui c’est bien une apocalypse. C’est un récit en cours dans lequel nous sommes emportés. Seuls, nous ne pesons pas sur le cours des choses, mais en nombre oui. C’est pour cela que la notion de démocratie revient dans le débat, après tant de confiscations. C’est aussi pour cela que le détournement de l’internet par des puissances nocives pour concentrer le pouvoir de quelques uns doit être dénoncé. Car il existe encore un internet dont le projet initial était de relier les êtres porteurs de connaissances et non les diffuseurs d’informations truquées, celui là même qui devait à l’époque nous permettre d’échapper à l’Armaggedon nucléaire des années de guerre froide. Les conflits actuels sont obscurantistes et ce n’est pas un hasard. La connaissance est noyée dans le trafic des influences. Les religions sont instrumentalisées par des groupes sinistres pour confirmer un prétendu conflit de civilisations. La technologie est invoquée comme un mantra par des scientistes incultes. Mais Il reste aux êtres humains la possibilité de se réapproprier les espaces de la Terre, de la Mer et du Ciel pour le partager comme connaissance commune, en voisins et en amis. Librement. Pour cela il importe de redéfinir les contours et les formes de notre présence terrestre. Faire de l’art, en quelque sorte. Tant qu'il est encore temps. Ce temps, si précieux, si rare maintenant.
Renaud Gaultier, La Genèse en-tête, l’apocalypse en cours, extrait, huile sur bois, 120x120cm, 1999-2008.
*ATAWAD : anytime anywhere any device.
Des classiques, toujours utiles :
Roland Barthes (1915-1980), Mythologies, Seuil 1957.
Sigmund Freud (1856-1939), Moïse et le monothéisme (1939) in L'homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1993. Malaise dans la civilisation (1930) in Le Malaise dans la Culture, Puf, 2004
Claude Lévi-Strauss (1908-2009), La pensée sauvage, Plon 1962, Mythologiques (TI à IV), Plon 1964-1971.
Des “apocalypses” à visiter :
http://musees.angers.fr/les-lieux/musee-jean-lurcat-et-de-la-tapisserie-contemporaine/le-lieu/index.html
http://www.chateau-angers.fr/Explorer/La-Tapisserie-de-l-Apocalypse