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Renaud P. Gaultier

Peintures, Installations et Textes

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La SuperIntelligence des Lentilles d'Eau

La tempête avait repoussé les lentilles d’eau au bout de la mare, il fallait profiter du moment et aller chercher l’épuisette, malgré le froid. Il me fallut quelques jours pour en venir à bout, comme un gondolier patient, pêcheur de plantes aquatiques. A la faveur de ces travaux, il me vint quelques réflexions, comme une méditation de bord de mare. Liminaire.

Pour commencer, ces “lemna minor” sont des créatures douées d’aptitudes et de qualités remarquables. Asexuées, elles se reproduisent à raison d’un doublement de la surface couverte par 24 heures en climat tempéré. Elles se nourrissent de l’azote et des phosphates présents à l’état naturel dans les eaux calmes, à fortiori sur des bassins d’épandage d’eaux usées. Certaines variétés de lentilles, riches en protéines, sont utilisées comme alimentation animale ou même humaine. Les carpes et les canards en raffolent, les emmenant d’une mare à l’autre, comme pour cultiver des champs d’eau destinés à les nourrir. Le développement des lentilles d’eau traduit une propension à l’invasion sans limites, seulement bornée par les contours du plan d’eau. Une fois recouvert, la couche s’épaissit, jusqu’à plonger le bassin dans l’obscurité. La photosynthèse s’arrête, la vie aérobie est alors asphyxiée, c’est l’eutrophisation. Au bout d’un moment, en l’absence de prélèvement d’origine animale ou humaine, elles se décomposent, régénérant un cycle apparemment infini. Hormis à des fins d’alimentation, les instituts agronomiques réfléchissent à leur mise en culture sur des bassins d’eaux usées, pour les recycler ensuite comme engrais. Elles présentent donc un intérêt écologique évident pour les collectivités. Leur présence, accentuée par les activités agricoles et l’habitat, témoigne d’une forme d’irréversibilité des processus invasifs, au point qu’elles savent couler quand il fait trop froid pour revenir à la surface aux beaux jours. Elles sont une forme de vie automatisée, autonome, voire autosuffisante dans un contexte favorable. De quoi méditer, donc. Par exemple, sur le recouvrement inéluctable d’une réalité par une autre, d’une substitution de vie, jusqu’à l’épuisement.

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Maintenant, mouillons-nous. Il ne se passe pas un jour sans que des journalistes s’émeuvent des formidables progrès des intelligences artificielles et que utilisateurs se fassent l’écho des incroyables possibilités qui leur sont - pour le moment - offertes, sur des réseaux sociaux eux-mêmes pilotés et administrés par d’autres IAs. Chacun-e est prêt-e à renoncer à son discernement du moment qu’il-elle peut consulter l’oracle digital à tout moment depuis son téléphone ou sa station de travail. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir revenir le magique sous forme numérique. Sans préjuger des technologies mobilisées, allons explorer les chemins d’une mythologie inactuelle et essayer, pourquoi pas, d’en distinguer quelques impasses.

Dans un temps pas si lointain en Europe, nous pouvions invoquer les esprits d’une source ou d’un bois et tenter de se concilier leurs bonnes grâces. Nous étions animistes jusqu’au moment une religion d’inspiration judéo-grecque finit par convertir toutes ces pratiques en cultes de saints et saintes, thaumaturges parfois, doté-e-s de vertus inatteignables, le plus souvent.

Puis, la nature gagnant en science ce qu’elle perdait en légende, nous entreprîmes de la soumettre, par tous les moyens de la technique triomphante. L’appropriation des ressources connut alors une frénésie sans limites, le droit évoluant au gré des découvertes de profitabilité. Humains mis de côté dans des catégories dites inférieures, non humains broyés par le machinisme, les colonisations prirent des formes diverses selon les phases de l’histoire moderne. Alors oui, si les concepts d’égalité et de liberté diffusés à l’époque des Lumières ont pu s’inspirer de la rencontre avec les peuples amérindiens, les encyclopédistes en instaurant un homme démiurge débutèrent l’instauration des tyrans tout-puissants. La politique bute sur le capital technique, déjà. Les âges industriels virent la mise au pas des populations rétives, dans des villes usines d’abord. Pour les plus instruits, il leur fut laissé le romantisme pour nostalgie, Sturm und Drang et Mare au Diable. Quelques artistes organisèrent la résistance, Ecole de Barbizon, Ecole de Pont Aven, Nabis. Chant du Cygne Noir, ultime Talisman. Le pire survient ensuite, quand sous prétexte de retour aux sources des civilisations ancestrales, la mort industrialisa la mort, deux guerres mondiales, gazage des fantassins, massacre à la mitrailleuse, bombardement au phosphore, chambres à gaz, anéantissement nucléaire. La notion d’esthétique s’était évanouie avec Duchamp, le désespoir envahit la peinture de l’Ecole de Paris et des expressionnistes abstraits, la joie factice du Pop Art vient recouvrir les classes moyennes d’un linceul d’illusions, la place est libre pour l’avènement de l’informatique de masse. Interagir en réseau, comme une armée docile de consommateurs un jour de soldes. Prendre et jeter, encore et plus encore. Pléonexie compulsive, irrépressible, sauf accident. Les krachs se suivent mais qu’importe, la monnaie se virtualise de plus en plus, indolore. Depuis le chèque de Yves Klein, la dette est une abstraction immatérielle et sans lyrisme, simplement une Nouvelle Réalité. Quelques années plus tard, les artistes et les philosophes dissertent à propos des jeux vidéos, seules les Wachowski se fendent d’une critique monumentale de la société du spectacle numérique avec une trilogie 3D, toutes et tous Matrixé-e-s pour l’éternité ?

Et les cyborgs s’invitent au Festin Nu. Dignes héritiers des Robber Barons du charbon et de l’acier, les Métabarons de la Tech colonisent la planète par le code, réduisent en algorithme la vie de milliards d’êtres humains. Les scientifiques deviennent de simples gestionnaires, les ingénieurs jouent à la play station sur des logiciels de conception 3D, les politiques défilent sur les tapis rouges, le pouvoir est ailleurs. Idiots utiles, une poignée d’artistes se poussent pour être remarqués puis financés par les derniers tycoons du Luxe. Car l’Art est un Luxe, même quand il est stupide. D’aucuns se demandent si l’IA ne va pas les supplanter définitivement. D’autres expliquent que la clé est dans le “prompt”. Comme si une IA bien élevée dans ses bunkers réfrigérés ne savait pas prompter toute seule. Les enseignants professent que nous devons adapter les enfants à ce nouvel environnement. Dette et Devoir pour Obéir, toujours. Léviathan est un conglomérat anonyme de pixels, HAL est déjà loin, il nous est demandé d’être bienveillant avec les machines, elles sont si gentilles. Hegel peut être content, l’esprit du temps est une nano-puce chargée en données toxiques.

Asphyxiée la démocratie issue des traditions néo-classiques du XVIIIème. Etats faillis, territoires poubelles, fin d’une Histoire, début d’un cycle ou l’asservissement digital, tel que de trop rares auteurs de Science Fiction l’ont pensé, est devenu une norme sociale, par commodité. “Pourvu que je scrolle et que je trolle, alors je jouis de moi.”

Dante est mort. Pas ses enfers.

Quelques références au fil de l’eau :

Nick Bostrom, “Superintelligence”, (2024), Dunod

Nicolas Nova, “Persistance du merveilleux”, (2024), Premier Parallèle.

David Graeber & David Wengrow, “Au Commencement était…, une nouvelle histoire de l’humanité”, Les Liens qui Libèrent, (2021).

William Burroughs, “Le Festin Nu”, (1954), Gallimard.

David Cronenberg, “Le Festin Nu”, (1991), Century Fox.

David Chavalarias, “Toxic Data”, (2022), Flammarion.

https://helloquittex.com

Yves Klein , Chèque, (1959), Encre, peinture dorée sur papier collé sur papier gouaché, 15,5 x 37 cm
Chèque: 9,7 x 31 cm, Centre Pompidou.

Friday 01.17.25
Posted by Renaud GAULTIER
 

Des raisons d'espérer ?

Comme un coin de ciel bleu ? RPG 2023

En cet automne triste, où les nouvelles déferlent dans une fange infinie, il nous est difficile sinon impossible de sourire à la vie qui vient, tant elle bat au rythme du décompte des morts violentes et des catastrophes. Après les sécheresses caniculaires, les inondations glauques et son cortège d’existences ruinées. De tout temps me direz-vous ?... Non, car rien ne nous permet d’incriminer la fatalité : guerre et dérèglement climatique sont les conséquences de nos actes, au moins indirectement. Et si, avant de céder à l’accablement qui nous menace, nous essayons de remonter le cours des choses, à contre-courant des pessimismes ambiants ? Chiche ?

Deux guerres se déroulent à nos portes, et elles sont hideuses. Celles sur lesquelles nous avons fermé les yeux le sont tout autant*, mais cette fois, nous ne pouvons détourner les yeux. Les protagonistes sont les mêmes mais là aussi les digues ont cédé. Nous ne pourrons pas dire que nous ignorions la démence mafieuse et meurtrière des dirigeants russes, qui comble, se déguise d’un combat pour « la civilisation ». Cynisme atroce, fruit de nos complaisances cyniques, gaz contre devises, manufactures contre containers, et renoncement moral d’une Europe qui ne sait plus pourquoi elle s’est constituée, hormis l’horizon des courses du samedi matin. Nous avons financé les ploutocrates et ils ont nourri les partis populistes qui sèment la haine en retour. Les masques tombent. Maintenant nous savons ce à quoi les monstres nous destinent, l’asservissement et la misère, comme toujours. Si les masses ne sont plus, les communautés s’y sont substituées, fabriquées par des algorithmes malsains. Dans ce laminoir numérique, les partis politiques ne survivent pas. Mais la bête prolifère. L’Infâme aussi. Jamais les religions instituées n'ont à ce point envahi l’espace politique à l’époque moderne pour y propager leurs terreurs ineptes hormis peut-être lors de la guerre de trente ans (1618-1648). S’ensuivit le Traité de Westphalie et l’avènement de l’État moderne. Alors constituer des collectifs intelligents, de ceux qui usent des réseaux pour échanger et construire, première résistance. Proposer des remèdes à la misère résignée, comme celui de rebâtir des services publics dignes de ce nom, deuxième résistance. Décrire des perspectives enthousiasmantes pour des populations jeunes et désorientées, on le serait à moins, troisième résistance.

Non la dictature n’est pas une solution. Pas plus que le monopole** en économie. Oui, l’ignorance est à combattre et le débat est à favoriser, partout, tout le temps, auprès du plus grand nombre.

L’autre front qu’aucun n’envisage vraiment, car il procède de nos craintes ataviques, est le réveil des formidables puissances de la Terre. Et cela vient chercher en nos sociétés atomisées une vertu depuis longtemps en sommeil : la solidarité. Devant la montée des eaux, la machine étatique et ses sous-traitantes sont dépassées. Le retour d’une citoyenneté concrète et contributive, la seule qui donne un sens au travail, quatrième résistance. Indispensable. Élémentaire.

Si le spectacle de nos démocraties confisquées par quelques intérêts privés peut nous décourager, il peut tout autant susciter des vocations à s’engager, cinquième résistance. Il en va de la paix et de la prospérité partagée par toutes et tous, de notre survie, en somme.

Et contrairement à ce que d’aucuns prophètes voudraient nous faire croire, c’est aux plus anciens de montrer la voie et de transmettre savoirs et connaissances tant qu’ils le peuvent. Pour ne pas reproduire des passés funestes. Mais se donner des raisons d’espérer. En lien.

 

 *Soudan, Azerbaïdjan, Yemen, Niger, Mali, Congo…

**Cédric Tourbe, « Capitalisme américain, le culte de la richesse », Arte TV 2023.

 

Tuesday 11.14.23
Posted by Renaud GAULTIER
 

Get back to pop innocence?

Jeff Koons, “Michaël Jackson and Bubbles”, porcelaine, 1988.

L’art pop a ceci d’unique qu’il peut entretenir sa propre nostalgie indéfiniment. En effet, comme il repose sur la reproduction et la diffusion des images, des sons et des objets, il peut offrir de revivre une enfance fantasmée, idéalisée au pays de Neverland. “Get back”, le documentaire de Peter Jackson*, le prolifique auteur de la trilogie filmique du seigneur des Anneaux, autre utopie entre mythe et conte pour adulescents, traite du crépuscule d’un groupe légendaire, The Beatles. “Alea jacta est” ou comme diraient nos amis britanniques, “Let it be”.

Publié sous forme d’une mini série de plus de huit heures, le film reprend les bandes enregistrées en 16 mm par l’équipe du réalisateur Michael Lindsay-Hogg ainsi que les démos audio des sessions de janvier 1969. Le groupe est réuni par Paul Mac Cartney autour d’un projet de film pour la BBC qui raconterait la préparation d’un concert et sa diffusion en direct à la télévision. Quand Lindsay-Hogg en tirera un film de 80 minutes crépusculaires, visant à démontrer la fin inéluctable du quatuor, telle une prophétie auto-réalisatrice, Peter Jackson décrit par le menu le processus créatif et collectif de quatre génies de la pop music. Passionnant.

The Beatles, “Let it be”, Apple 1970.

Tout d’abord, nous est montré l’incroyable modestie de moyens, le passage du mono à la stéréo, l’arrivée de quelques instruments, le bricolage permanent des ingénieurs du son, une économie toujours présente, sur fonds de lutte pour la récupération de leurs droits sur leurs œuvres, enregistrements comme textes et partitions. Ils viennent jouer en famille, avec leurs compagnes et même une enfant, Heather, fille de Linda Eastman (future Mac Cartney). Aucun garde du corps, pas de policier à l’entrée de l’immeuble, et pourtant rien de la folie des fans ne les vient les perturber. Simplicité.

Contrairement à la légende qui narre un état de conflit ouvert, les tensions sont en réalité assez rares. George Harrison, certes, affronte parfois Paul Mac Cartney pour poser ses revendications d’auteur et témoigner des ses frustrations de musicien. John Lennon lâche quelques formules lapidaires, se moque d’eux-mêmes, “And now the Bottles !” mais prouve chaque jour un engagement et un sérieux dans le travail qu’on ne lui aurait pas attribués, si l’on en croyait la chronique de l’époque. George est défait mais après quelques jours de bouderie, il avait même suggéré son remplacement par son ami Eric Clapton (!), revient et s’applique à la tâche. Ringo Starr (Starkey) est d’une solidité et d’un flegme tout en sourire, indispensable à l’équilibre du groupe, et pas seulement musicalement. Les rôles sont distribués, Lennon et Mac Cartney écrivent et composent, les deux autres enrichissent. La complicité des deux premiers est évidente, plaisant à voir, ils jouent, tout le temps, au sens du jeu qui amuse, se livrent à des digressions musicales potaches, font des concours de grimaces, crient à tue-tête avec Yoko. Ils jouent parce qu’ils cherchent, ils cherchent en jouant. Et c’est ici que le documentaire est une démonstration que tout créatif, artiste ou innovateur de laboratoire, doit regarder attentivement. Chacun travaille de son côté la nuit afin de revenir en fin de matinée muni d’une proposition, parfois d’une simple ébauche afin de la mettre en commun et les autres s’en emparent, sans juger. Ils développent ensemble.

Comme dans toute organisation, se pose le problème de la décision, des buts et des moyens, secondairement du chef. Paul se plaint d’avoir à l’assumer mais surtout diffère de ses comparses dans l’énoncé des objectifs. On voit que les Beatles sont devenus une charge trop lourde, une obligation de succès désormais intenable. Mais le travail reste au cœur, leur origine ouvrière peut-être. Repliés dans leur studio, le monde vient à eux par l’entremise de coupures presse, de reportages vus la veille. Ainsi le discours de Martin Luther King est-il repris en chanson, comme un rap avant l’heure par Lennon sur l’air de “I’ve got a feeling”. “Get back” est ainsi une réponse explicite aux mesures anti-immigration - déjà - prises aussi bien en UK qu’aux USA. Jamais en reste quand il s’agit de partager la paysage musical de l’époque, ils se moquent des Who et de leur batteur Keith Moon, plaisantent à propos des Rolling Stones et font l’éloge de Fleetwood Mac.

Quand le processus créatif patine, il faut changer. Ici, la décision est prise de quitter les studios de cinéma de Twickenham pour rejoindre les sous-sols de 3, Savile Row, siège de la compagnie Apple Records nouvellement créée. Le studio n’est pas prêt, qu’importe, on fait venir deux quatre pistes depuis EMI, Abbey Road, et le récent 8 pistes acheté par George. Quelques bricolages plus tard, les micros sont en place et les sessions reprennent. Plus tard, Billy preston les rejoindra pour les parties au clavier, amenant un son groovy blues, en particulier sur le Fender Rhodes à chambre Leslie, inimitable. Son apport, comme émanant d’un cinquième Beatles, amènera le liant et la chaleur qui manquait, autre changement bénéfique.

Tout le document nous conduit à son acmé, le fameux concert sur le toit. Les FabFour sont sevrés de toute relation au public, ne jouent plus en concert depuis presque deux ans. La peur est perceptible, aussi leurs discussions font souvent allusion leurs débuts à Hambourg, là où ils partagèrent la scène avec Billy Preston. Jusqu’au dernier moment, Paul ne voudra pas monter sur le toit. Or, les images le montrent, ils jouent avec un plaisir incroyable, dans le froid de janvier, avec pour seul public visible par eux, celles et ceux qui purent monter sur les toits alentour. Au pied de l’immeuble, dans la rue, c’est la foule, calme et disciplinée, pas encore de hooligans ici. Meilleure de leurs répétitions, elle est interrompue par des bobbies de vingt ans, d’une politesse dont on ne penserait pas capable une police aujourd’hui. Ce sera la dernière apparition publique des Beatles.

Et maintenant, la nostalgie. Parce qu’un tel groupe fut un météore qui visita la planète terre durant moins de dix ans et que rien ne remplacera la fraicheur, l’impertinence et les mélodies de chansons inoubliables. Que de tubes, mon Dieu ! Oui, ils furent de leur époque, citant le rock n roll d’Elvis, le rythme n blues des pionniers et s’aventurant bien au delà. Alors qu’ils se séparaient, l’été 69 vit se tenir Woodstock, le festival de la beat generation. 10 ans plus tard, Thatcher prenait le pouvoir, entre grèves de mineurs, punk rock et guerre aux Falklands alors que Reagan lançait sa dispendieuse “guerre des étoiles” pour mieux en finir avec le welfare state de Keynes. Là, les images reprises par Peter Jackson montrent un London plus que jamais swinging, tolérant, où les trois pièces rayures de la City côtoient les jupes courtes et acidulées des jolies filles, tandis que des dames respectables en tailleur affirment aimer leur musique. Les Beatles furent la bande son d’une après guerre, WWII et coloniales, pacifiée, ouverte et joyeuse. La fête tournera vite court, après l’été 69, enterrée avec les victimes de la fusillade de Kent State University en mai 1970. Fin de la parenthèse enchantée.

Tout au long de leur parcours, les Beatles lutteront pour leurs droits d’auteur**. Car oui, ce sont des auteurs, notion relative en ces temps d’IA (dé)générative. En solo, il continueront d’empiler les succès et interviendront, comme John et Yoko ou George, dans la vie publique et politique. Quand George inventera le premier concert caritatif en 1971 pour le Bangladesh, le couple en blanc, lui, militera inlassablement pour la paix, “Give peace a chance”. Ils témoignent d’un temps où écrire des paroles poétiques sur une mélodie fantaisiste était possible, sans que des crétins du marketing ne souhaitent les formater. Mais ça, c’était “Yesterday”. Aujourd’hui nous avons Taylor Swift***…

*Peter Jackson, “Get back”, série en 3 épisodes, Disney+ 2021. https://www.youtube.com/watch?v=Auta2lagtw4

**vendus 47,5 millions de $ à Michaël Jackson en 1985, revendus à Sony 750 millions de $ en 2016.

*** American Artist of the Decade 2019 !


Tuesday 09.05.23
Posted by Renaud GAULTIER
 

IA, si humain, trop humain ?

N’en déplaise aux adorateurs de l’innovation technologique, la question de l’Intelligence Artificielle (IA) ne se pose pas en termes de progrès technique comme souvent en la matière mais de choix de société, voire osons le mot, de civilisation. Certains acteurs du secteur et non des moindres s’inquiètent des conséquences pour notre humanité, d’autres cherchent à nous apaiser, parce que selon eux, depuis l’invention du chemin de fer, « les gens » ont toujours des réticences à accepter la nouveauté technique. Et si le débat était ailleurs ?

Revenons un moment à une époque où la technique entame sa marche triomphale, par le fer, le feu et le charbon, quand Dostoïevski (1821-1881) raconte une histoire sensée expliquer la modernité, ainsi l’épisode du Grand Inquisiteur dans son roman « Les frères Karamasov ». Au temps de l’inquisition espagnole, au XVIème siècle donc, Jésus, de retour sur terre, est arrêté par la police religieuse. Là, son chef explique au « Fils de l’Homme » que la proposition révolutionnaire d’instaurer l’amour et la liberté sur Terre est une dangereuse aberration, dont les humains ne veulent pas. Pour le Grand Inquisiteur, il faudrait plutôt se conformer à l’enseignement tiré des trois tentations du désert auquel seul un être héroïque comme Yechoua a pu résister. Ainsi, les humains veulent du mystère, des miracles et de l’autorité. Rappelons-nous, lors de cet épisode biblique, Satan incite l’ascète du Jourdain à changer les pierres en pain, puis à sauter de la falaise pour voler en compagnie des anges et enfin de prendre possession de toutes les terres qui se présentent à lui pour les gouverner.

Nous pouvons y voir comme une étrange similitude avec les choix que les développements ultimes de l’IA nous imposent. Chacun s’accorde en effet à considérer qu’il existe une boite noire dans les réseaux de neurones artificiels auquel personne ne peut plus accéder, un mystère donc (imaginez si nos ingénieurs avouaient ne rien comprendre au fonctionnement d’une centrale nucléaire…). Mais aussi que les bénéfices attendus, en imagerie médicale par exemple, permettront de résoudre bien des problèmes jusqu’ici insolubles, un vrai miracle algorithmique nous dit-on. Et qu’enfin la puissance conférée par la maîtrise des IAs donnera aux individus et plus encore aux organisations des capacités encore jamais vues, la puissance ultime et sans limites.

De ce fait, nous pouvons acter que la question est ontologique, autrement dit, ce que signifie être humain. D’ailleurs, ceux qui investissent sans compter dans ces architectures neuronales sont les mêmes qui prônent le long-termisme et le transhumanisme. Ici, le désir de puissance, le miracle de vaincre la mort s’accommode ici bien d’un mystère jamais explicité : que deviendra notre humanité enserrée dans ces réseaux intelligents ? Certains esprits énoncent que l’usage d’un outil dépend de son usage et de là de son propriétaire, qu’il ne faudrait en aucun cas ralentir cet essor, comparé à un « nouvel âge des Lumières » (sic). En plein changement climatique d’origine humaine, si l’on considère que l’incapacité politique pour faire face aux crises de l’anthropocène est sans doute le marqueur global et majeur de ce XXIème siècle, nous voilà rassurés. Nous pourrions d’ailleurs nous demander si la ruée vers l’or de l’IA ne dissimule pas une croyance qui établirait que cette technologie nous sauvera des misères que les progrès passés nous infligent. Miracle, encore, pensée magique de geek, toujours. Mais perspectives d’enrichissements incommensurables, aussi.

Il existe bien encore dans nos démocraties des personnes instruites qui pensent pouvoir réguler les pouvoirs de l’IA. L’Europe s’en préoccupe, les États-Unis aussi. Ailleurs, la question ne se pose pas. La course à l’armement pour dominer le monde sans partage est lancée depuis longtemps déjà, rien ne fera renoncer les compétiteurs. Les firmes qui investissent et produisent ces IAs lèvent des fonds colossaux, là non plus rien n’indique un ralentissement. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que ces IAs donneront à leurs maîtres des capacités de contrôle et de destruction jamais atteintes. L’Être à jamais vaincu par l’Avoir ? L’IA nous pose à nouveau une question que nos conforts, du moins pour la partie occidentalisée de l’humanité, avaient pour un temps effacé. Et nous sommes sans réponse.

Dans le récit biblique, il est bien question de notre désir de jouissance sans frein, de nos appétits féroces et insatiables et pour finir de ce pouvoir absolu qui nous couronnerait faux Dieu. Notre temps voit ce moment advenir et nous sommes nus devant l’impensable. Et si le Grand Inquisiteur ne s’est pas trompé, il nous resterait alors l’illusion ou l’effroi.

Ill. “Roi du Monde ?”, huile sur toile, 162x130, Renaud Gaultier 2022.

 F. Dostoïevski (1821-1881), “Les Frères Karamazov” (1880), Trad. A. Markowicz, Babel 2002.

Pétition pour demander un moratoire sur l’IA :

https://www.liberation.fr/economie/economie-numerique/lintelligence-artificielle-risque-majeur-pour-lhumanite-une-petition-mondiale-reclame-un-moratoire-de-six-mois-20230330_FCER5AORZBATBFQPZAMNNGCVD4/?redirected=1

 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/03/intelligence-artificielle-la-petition-portee-par-elon-musk-a-scie-deux-fondamentaux-de-l-ideologie-de-la-silicon-valley-le-culte-de-la-performance-et-le-parasitisme-de-l-etat_6171845_3232.html

 

Yann Le Cun (Meta), se prononce contre la régulation de l’IA :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/03/intelligence-artificielle-la-petition-portee-par-elon-musk-a-scie-deux-fondamentaux-de-l-ideologie-de-la-silicon-valley-le-culte-de-la-performance-et-le-parasitisme-de-l-etat_6171845_3232.html

 

Geoffrey Hinton on AI dangers :

https://www.wired.com/story/geoffrey-hinton-ai-chatgpt-dangers/?utm_medium=social&utm_social-type=owned&utm_source=facebook&mbid=social_facebook&utm_brand=wired&fbclid=IwAR1JgibySlheyRO7KbehWg1zMLxiJtA7eO6h-anaulthVhJkncodxeTGx9w

Thursday 05.11.23
Posted by Renaud GAULTIER
 

I.A. : sous les octets le plagiat ?

“Qu’importe le flacon pour vu qu’on ait le prompt ?”, Renaud Gaultier + Midjourney, décembre 2022.

Il fallait s’y attendre, avec la crainte d’un nouvel hiver de l’IA et pour relancer l’attractivité du secteur auprès des investisseurs, le secteur riposte par un détour auprès du grand public. Quoi de mieux que l’industrie distractive (entertainment) pour lancer une vaste opération de séduction. Alors, les sites d’algorithme de requête textuelle pour générer et éditer des textes, (ChatGPT ex GPT3 by Open AI), ou des images, (par ex. Dall-E2, Stable, Jasper, Midjourney), etc, souvent sur base GPT-3) ont répandu leurs attractions de façon virale sur les réseaux. Certains annoncent la mort de leur métier, journaliste, professeur, juriste, designer, architecte, d’autres se félicitent d’un accroissement des possibilités de création. Redistribution ?

En cette fin d’année, les communautés dites créatives s’agitent autour du pillage ou du plagiat exécuté à la vitesse des quantas par des ordinateurs boulimiques. Le copyright et le droit d’auteur sont une nouvelle fois mis à mal par le numérique. Souvenons-nous de l’affaire des samples en musique, cela n’a rien de nouveau. Concernant les musiques dites actuelles, qui depuis les années 80 empruntent sans vergogne des sons rarement libres de droits, il a fallu attendre 2019 pour que soit édictée une directive européenne à ce sujet. Le coût d’une action juridique étant dissuasif, peu déposent plainte. Sans compte que nombre de pays se contrefichent du droit d’auteur ou du copyright, suivez mon regard (Turquie, Chine, …). Alors, quand le cyberespace supplante les territoires administrés, seul demeure le rapport de force. Google contre les médias écrits et les agence de photographes, nous savons de quel côté penche la balance des paiements, pardon, de la justice. Ding Dong.

Mais des actions collectives voient le jour, ainsi des programmeurs attaquent Microsoft pour usage déloyal de leurs lignes de codes*. Car le cœur du problème est bien la productivité de la machine cybernétique. On estime à plus de 6% les gains réalisés avec un logiciel d’assistance à la programmation comme Copilot. Alors pourquoi les industriels de l’IA s’intéressent-ils donc aux générateurs de formes textuelles ou imagières, en attendant le design, l’ingénierie, le bâtiment. Vraisemblablement pour trois raisons : entrainer leurs machines (deep learning), recruter des adeptes pour faire tomber les barrières éthiques puis règlementaires et lever des fonds. Nous assistons là au cycle habituel de l’innovation numérique, avec la course de vitesse entre premiers entrants et majors qui attendent de récupérer la pépite, ambiance ruée vers l’or, donc. C’est bien connu, le grand bordel Californien façon Wild Wild West se perpétue toujours, moins l’humour car les libertariens ne rient jamais sauf quand ils tuent. Argh.

Mais intéressons-nous aux conséquences créatives. Un algorithme va chercher par itérations via un prompt des morceaux de texte ou des images pour les mixer de la façon la plus cohérente possible. On a donc adjoint un DJ à Google. Youpi, une gigantesque machine à biais ! Ben oui, on parle ici de langage, donc de culture et de ce fait d’interprétation selon le requérant et/ou le programmeur. Si un mot (signifiant) équivalait à une définition stable (signifié), cela se saurait. Et c’est donc là que la séduction du génie – bon ou mauvais selon les représentations – opère sa magie : se soumettre à l’aléa, fermer le sens par une multiplicité de détails ou au contraire laisser l’œuvre ouverte, réitérer comme on gratte un jeu. Cela revient à parier sur la machine. Nous les bipèdes adorons jouer, alors nous jouons, et puis nous nous lassons. Il suffit de se balader sur les salons virtuels de Midjourney sur Discord pour, sauf exception, s’affliger des résultats. Une question d’imaginaire ambiant, sans doute. Le cul étant prohibé sur les sites licites, ce sera donc mangas et fantasy. A contrario, un professeur de design graphique cinquantenaire et hautement qualifié peut étendre le champ culturel de ses élèves par le recours à ces jeux graphiques, aux côtés d’autres exercices. Hautement profitable pour réintroduire une notion de concept par l’énoncé texte**. Hum.

Un auteur de BD, Steve Coulson***, a lui sauté le pas. Il parle de méthode Marvel, logique avec les super pouvoirs conférés par l’IA, et de haïku dans la composition d’un prompt. Après une succession d’itérations il assemble ce qui pourrait faire une histoire. Il évoque ainsi le jazz d’improvisation. Cela illustre l’approche d’un homme habile et instruit, doté d’un vocabulaire étendu, qui sait puiser dans ses connaissances matière à illustrations, poétique en un mot. A la lecture, force est de constater que copyright et droits d’auteur sont balancés dans la même benne que l’originalité, érotisme héroico-fantastique SF compris. Mais cela reste une expérimentation, forcément limitée. Nous pouvons imaginer que Hollywood et les plateformes de type Netflix sont ravis, leur propos ayant toujours été de limiter leurs risques par la recherche de la martingale du succès, reproduisant leurs fictions telles des mêmes à la chaîne. Wham.

Une question demeure : écrire un prompt fait-il de vous un auteur ? Étant donné que l’IA apprend tout le temps de tout le monde, le même prompt sera interprété différemment selon le moment où la commande est formulée. Un musicien qui lit une partition fait de même, un comédien qui joue son rôle également, alors ? Une expérience qui consiste à éditer toutes les semaines la réponse pourrait donner une indication sur l’état de l’art de l’IA, work in progress toujours. Vous pouvez être certain qu’une installation mettant en scène ce procédé est déjà élaborée quelque part et se retrouvera sous peu au MOMA. It’s AI economics, stupid ! Ouarf.

Pour des activités à faible valeur intellectuelle ou créative***, comme la copie – le mot en lui-même annonce le plagiat - d’un étudiant moyen ou d’un éditorialiste au mètre, cela ne changera pas grand-chose, il suffira de remplacer le logiciel de détection de plagiat (Compilatio ou Urkund par exemple) par un algorithme d’analyse de texte qui à l’instar des générateurs de jugements juridiques procèdera à une évaluation toute médiocratique. A éducation massifiée, traitement par lots. Cela épargnera nos arbres mais encombrera les serveurs pour aboutir à un appauvrissement que d’aucuns craignent déjà***. Vous voyez, quelque chose comme des machines qui corrigent des machines qui alors deviennent les seules productrices de langages. Euh, suicide de la pensée ? Parce que le recyclage textuel ne peut durer à l’infini et la flemme ne garantit pas toujours l’accroissement de l’intelligence collective... Mais nous assisterons peut-être à l’avènement d’une nouvelle élite, instruite et riche d’une littéracie de l’IA qui alors pourra sidérer nos existences sans complexe. Ah, asservir sous couvert d’émancipation, le rêve toxique des tycoons de San Francisco, Paris, Shangaï, Séoul ou Johannesbourg. Et nous, petits atomes pensants encore épris de liberté, y consentirons-nous ? Nous le faisons déjà plus ou moins, avec les Gafam et Batx, mais pas d’inquiétude bonnes gens, d’autres prennent déjà le relais. L’arbitrage sera peut-être énergétique : les serveurs ou l’alimentation, à moins que ce ne soit des drones agricoles obéissant à des prompts qui nous nourriront de gelées post-apocalyptiques ? Gloups.

A ce stade, nous pouvons d’ores et déjà anticiper une coexistence plus ou moins conflictuelle des modes de production intellectuelle et créative, guère plus. L’incertitude, bébé, l’incertitude. Mais hormis pour les industriels de l’IA, celle-ci ne constitue pas un horizon en soi, à la différence de ses applications les plus profitables. Pour nous, les conso-citoyens du numérique, nous aimons certes jouer, mais nous prétendons aussi à la reconnaissance par autrui, voire se reconnaître - se désaliéner ? -dans l’objet co-produit. Et rendre visible notre intention, échanger du désir, troquer du sens. Vivre en société, quoi. Et si le champ cognitif est saturé d’IA corrodée, il nous restera toujours quelques interzones, entre le hacking sauvage et la ZAD intellectuelle. Boum.

Capture d’écran, anonyme + Midjourney, décembre 2022.

Prompt : commande à l’IA, généralement sous forme d’une suite de mots.

 Plaintes : Dans Bilan.ch par Emily Torretini, le 10-11-2022. https://www.bilan.ch/story/la-premiere-plainte-collective-contre-une-ia-souleve-la-question-des-droits-dauteur-294110807713?fbclid=IwAR0xghVgPINCx2t7c5ytjyqVI2CoTjl-9CM4Vy8fh1tO_VBJGikuVLKWyxk

https://www.cbr.com/comics-industry-collective-stance-ai-artificial-intelligence-art-usage/?fbclid=IwAR05Chbuj_PUDA3uAfPSgsq6Uxodfn2ipFgdluHhE3FThrhswkoX9y29USg

 ** Etienne Mineur : https://etienne.design/portfolio/sidebar-stack-4-2/

https://wexperience.fr/blog/podcast-ia-dall-e-midjourney-avec-etienne-mineur-designer-inventeur-et-co-fondateur-de-volumique/

*** Steve Coulson + Mid Journey, Exodus, 2022 : https://www.dropbox.com/s/tigij1c2o0n2hvr/EXODUS_001.pdf

**** Plagiat universitaire : https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/comment-l-outil-d-intelligence-artificielle-chatgpt-bouscule-le-monde-universitaire-20221226

Addendum. Depuis la rédaction de cet article, le 5 janvier 2023 un étudiant de Princeton (USA) déclare avoir créé un algorithme de détection de l’usage de ChatGPT dans un document universitaire. La course a l’armement serait donc lancée ? https://www.businessinsider.com/app-detects-if-chatgpt-wrote-essay-ai-plagiarism-2023-1?r=US&IR=T

Et ChatGPT annonce le 5 janvier mettre au point un filigrane codé dans les textes générés par l’IA pour permettre de les repérer, à suivre... https://www.presse-citron.net/chatgpt-va-proposer-larme-ultime-contre-le-plagiat-de-lia/

***** IA Pollution : https://trustmyscience.com/textes-generes-par-ia-polluent-internet/

“apocalypse, post-nuclear, survivalists, monsters”, Renaud gaultier + Midjourney décembre 2022.

“creative, anthropocene, new energy, futuristic, buyant life, AI”, Renaud Gaultier + Midjourney décembre 2022

Wednesday 12.28.22
Posted by Renaud GAULTIER
 

Laisser une trace ?

“Présence ?”, huile sur toile, 162x114cm, 2022.

Quand d’un effort conscient, ne serait-ce qu’un instant, nous nous écartons du flux de nos agitations et que nous considérons le temps qui a passé, nous pouvons nous poser la question qui défie la mort même : laisserons-nous une trace ? Cette idée de prolonger notre existence après nous peut nous hanter, d’autant plus que les prophètes de l’anthropocène en cours nous promettent l’effondrement voire la grande extinction. Revue de talismans. Pour conjurer l’angoisse ambiante ?

Selon la vision messianique de l’artiste selon Malraux, l’art se verrait conférer la mission sacrée de donner à l’humanité un passeport pour l’éternité. Depuis, les individus se vus ensevelir sous les artefacts industriels, n’ayant d’autre choix que de creuser des trous immenses pour y jeter leurs montagnes de rebuts. Nous nous émerveillons devant un fragment d’amphore ou un bijou extrait d’une tombe antique, je ne suis pas sûr que nos descendants écrivent des thèses admiratives sur nos déchets de plastiques au XXème et XXIème siècle. Mais revenons à l’art.

S’étant emparé, via la pratique du ready made, des produits de la société industrielle ou ayant hybridé sa création d’objets et de pratiques diverses, l’artiste d’aujourd’hui ne prétend pas autre chose que de proposer sa réponse à un état de “faits”. Sa temporalité s’est réduite à la mesure du rythme contemporain, un post sur instagram chassant l’autre. Il faut être dans le “flow, you know”… Ce qui revient à dire que l’art est un marché comme un autre, avec ses stars éphémères et ses œuvres vite oubliées. La trace est alors une marque, une garantie de l’origine et de là d’une valeur numéraire. Dans ce contexte, rien dans ce qui se crée aujourd’hui n’ambitionne de se survivre. Depuis la fin des 50s, nous sommes Pop, au diapason de l’hyperconsommation occidentale, encore que. Certains se regroupent actuellement pour mettre en scène des capsules de temps, d’autres installent des mausolées pour le futur ou plantent des jardins pour après-demain.

Les technologies du numériques, hormis l’accélération des échanges, amènent en corollaire une autre forme de disparition, par simple obsolescence. Lire une disquette aujourd’hui relève de la traduction de la pierre de Rosette, seul un laboratoire encore équipé peut se le permettre. Nous pourrions nous en réjouir, que les photos pâlissent et que les fichiers s’évanouissent devrait nous soulager d’une autre peur, celle de voir se perpétuer nos manquements, dans un purgatoire du souvenir, punition ad vitam.

Il demeure une question qui se pose toujours. Nous pourrions imaginer que ces actes font encore les petits cailloux sur la route : sculptures, peintures et écrits par exemple, issus de transformations finalement assez simples- ce qui n’exclut pas le talent de leurs auteurs - et peuvent de ce fait durer du moment qu’elles échappent aux guerres, inondations et incendies divers. Certes, mais pour quoi faire ?

Témoigner de sa simple existence ou se faire reconnaître comme génie post-mortem ? Une question d’égo, rien d’autre. Car il en est d’un parcours d’artiste comme du sillage d’un bateau, un peu, quelque fois beaucoup, de pollution due à l’énergie consommée et à la dispersion de matières, et puis l’eau recouvre tout, dans la même dilution. Non la trace vaut à rebours, pour l’artiste lui-même, qui veut relire sa propre histoire et au seuil du grand départ, réunir un viatique tangible, sa propre connaissance de la vie au travers d’une expérience échue. La finitude pousse à inventer, oui, mais l’art ne peut pas tromper la mort. Il reste à espérer que le souvenir de l’œuvre accompagne le temps accompli et c’est déjà ça. Sinon l’absurde.

Friday 12.09.22
Posted by Renaud GAULTIER
 

Sam Szafran, du bon usage de la répétition

Il est un peintre disparu depuis peu qui connait enfin la reconnaissance de l’institution Sam Szafran est exposé à Paris à l’Orangerie et c’est une excellente chose. Nous y voyons là une œuvre qui se déploie en grand, loin des galeries compassées qui avaient pu en faire un élément de décor bourgeois. Devant la profusion des images qui ne peuvent se traverser et dont on ne s’échappe pas, il vient comme un doute. Ce qui semble si accessible et si réel dans sa figuration es-il vraiment ce que l’on voit ? Examen et recension.

Les thèmes sont épuisés sur de longues séquences, l’atelier, l’escalier, le feuillage se présentent en séries nombreuses qui toutes témoignent d’une grande virtuosité dans leur composition et les techniques utilisées. Le fusain, le pastel et l’aquarelle se partagent un festin de dessin. La présentation de la commissaire d’exposition, Julia Drost, parle des obsessions d’un peintre. Ah. ainsi approfondir une recherche, s’y tenir jusqu’à que ce que l’on y poursuit laisse entrevoir de manière tangible la substance espérée attesterait d’un désordre mental ? Un peu court et réducteur. Sam Szafran, dont le nom même est une allitération, admirait Edgar Degas, le peintre des répétitions, des lignes de fuites incurvées et des horizons bouchés. Szafran modifie l’espace, le sature et l’obture, le tord parfois, nous livre l’espace qui se recompose dans notre mémoires, traversées de perceptions diffractées et différées. Dans ces rhizomes de philodendrons, il peint patiemment le temps neuronal, le déplacement immobile, l’expérience asynchrone, la persistance vécue. Il va aussi suspendre un tub improbable, pour dire l’artifice et clore l’écoulement, sinon l’inverser, dans une grande rétention. Oui, le tub, cette baignoire sans bonde, ce bassin des refoulements, ce sens unique de la vie bourgeoise. Je ne saurai dire s’il est le peintre de l’enfermement, quand certains citent “La Cache” de Boltanski, mais plutôt de la torsion entre regard et mémoire dans ses escaliers, quand il use de polaroïds, comme Hockney, pour fabriquer une perspective joueuse qui tente de “fuir” la convention des modernes; De l’empilement et de l’envahissement des choses, dans un espace réifié à l’extrême, dans une science de l’encombrement, entre poutraisons et rayonnages enchevêtrés par ceux qui tentent de remédier au grand dérangement du monde, vanité de la technique savante. Ainsi les pastels se démultiplient, dans des alignements industriels mais incalculables, s’accumulent tels les papiers et les cadres d’une imprimerie de lithographies, où tout est insolé et recommencé, cadencé et segmenté, comme pour répondre à Degas par dessus Walter Benjamin en investissant le lieu même de la reproduction, des objets, des images, des codes et des conventions. Alors survient cette anti-nature, ce végétal domestiqué sous serre peut alors finir de recouvrir l’espace, ramification et intrication infiniment, qui là s’absente déjà dans une figuration monochrome bleue, saisie par le tracé de l’ingénieur ou du cartonnier pour papier peint.

Ce qui ne lasse pas de surprendre est la complexité qui s’exprime ici, et le soin que l’artiste lui porte, dans une reconstruction plausible et élégante de notre réalité. Il prend les “choses” les plus immédiates pour leur donner une existence propre, comme si elles s’affranchissaient de nous, autonomes et débordent de matérialité. Les figures humaines semblent d’ailleurs totalement incongrues, enserrées, ne sachant où se situer, dans ces perspectives, comme aplaties et sans vie. Degas et non Matisse, donc. Mais un grand Monsieur, si singulier et cependant si proche.

“Sam Szafran, Obsessions d’un peintre”, Musée de l’Orangerie, Paris, du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023.

#MuseeOrangerie #SamSzafran

Wednesday 11.09.22
Posted by Renaud GAULTIER
 

Baselitz et Pétrovitch, union libre

Il peut paraître absurde de mettre en vis à vis deux artistes que tout sépare a priori, que ce soit ce qui ressort de l’histoire personnelle comme l’enfance, la nationalité, l’âge, le genre, les techniques utilisées. Et si précisément, s’invitait ici en nous une correspondance qui souligne leurs singularités propres ? Baselitz et Pétrovitch, union libre.

L’une lave ses encres en grand, l’autre superpose des couches d’huile épaisse à même le sol. Elle agrandit des animaux sensibles et dramatiques, il brutalise les vivants, en les fragmentant et en les retournant. Et puis les corps. Omniprésents, gigantesques, comme en surplomb de nos existences jusqu’à boucher tout horizon. prisons de chairs et de papier, de toile et de pigments enragés, rien au delà, rien après. Une peinture qui célèbre l’individu aux prises avec ses tourments adulescents, perdu dans sa solitude. Il serait facile d’y lire une violence originelle, l’armaggedon nazi chez le saxon exilé, l’inceste refoulé chez la témoin muette de tous ces yeux dilatés, presque exorbités. Tout est regard chez Pétrovitch, qui nous fixe, une démence remplie de sang. Mais la délicatesse de son dessin, les encres superposées avec finesse atténuent l’outrage et nous permettent de l’affronter. Elle est frontale, lui aussi. L’adolescent se masturbe. Les chiens aboient mais pas seulement. Tout y dit le meurtre et le viol. Et un espace sans échappatoire. Notre condition en somme. Alors la peinture vient au devant de nous, nous saisit, nous console. Le romantisme de la petite fille recouvre un sépulcre de celluloïd tandis que la pompe germanique du vieux fossoyeur déterre nos cadavres, vus depuis la croix d’une tombe éventrée, qui ne se refermera jamais. Partout la couleur, forte, maîtrisée, si nuancée, comme en équilibre sur le précipice.

La grande histoire nous rattrape ces temps-ci, comme si le cauchemar du vingtième siècle ne pouvait s’achever. Mais peut-être sommes nous chacune et chacun porteurs de ces germes de violence, seuls face à ce mal qui nous dévore sans relâche et sans bruit. pour éclater dans la fureur du temps présent, avec la seule peinture pour talisman.

Georg Baselitz, “Pauls Hund” (remix), huile sur toile, 300x250cm, 2008

Françoise Pétrovitch, “Echos”, Installation vidéo, 2013


Tuesday 03.08.22
Posted by Renaud GAULTIER
 

Ces heures d’hiver, si incertaines.

Our hours in winter, 2022.

Quand nous cessons de nier le temps et son corollaire le climat mais qu’au contraire nous nous laissons investir par l’air ambiant, la vie devient atmosphérique. Alors le temps distille son écoulement, et ses multiples variations jusqu’ici imperceptibles. Nous respirons à nouveau.

Sous les averses de contraintes antagonistes et répétées, nous tous apnéistes de la terre, il nous semble de plus en plus ardu de trouver notre souffle. Sous les injonctions qui précipitent la réalité dans un abime sans lumière, fixer son attention sur la lueur qui subsiste devient presque impossible. Les voies sont multiples, et certaines, les plus modestes, ne prétendent pas mener quelque part. Soumis à une crise écologique sans précédent dans l’histoire, tout le vivant est menacé par le désir de posséder toujours plus, certes, mais l’Être est lui aussi menacé d’extinction. Car les temps, les nôtres, les vôtres, les leurs, ceux des vivants, des non-humains comme des machines sont emmêlés et nous ne parvenons plus à distinguer l’écheveau même qui les réunit. Mais pourquoi le devrions-nous ? Pour que faire ? Lisser la trame pour en faire un récit sinon choral du moins lisible ? Ainsi les séries, vues depuis des plateformes accessibles en ligne, nous donnent à croire à des identités fragmentées, en conflit avec elles-mêmes et les autres, dans une diversité sans solution, dans un déchirement continu. Il est d’ailleurs cocasse de noter que beaucoup de ces fictions racontent des disparitions, et bien souvent d’enfants, que vient élucider une enquête invariablement ponctuée par la découverte de cadavres en décomposition, plus ou moins mis en scène. Rituel du meurtre, même de la fiction, loi des séries. Ces romans coûteux, lourds d’images et de sons, disent peut-être la perte de nos innocences, de ce que étymologiquement, nous ne savons pas ou plus. Le caractère dérisoire de nos tentatives, l’illusion de nos quêtes éperdues, nos bonheurs en avant de nous, nos regrets éternels et les nostalgies qui ne passent pas. Des enfants morts. A longueur d’épisodes, en résonance avec nos pensées assassines et la tuerie du temps ordinaire, Nous perdons, nos pleurons, nous mourons, nous enfouissons comme s’il nous fallait sacrifier encore et encore au cycle du mythe originel et imparable. Mais bon sang quel manque devons nous combler pour disparaître ainsi dans cette répétition compulsive, cet alignement de pierres tombales ?

Alors nous succombons à la frénésie, la colère et le ressentiment, avant que tout retombe, car il en va ainsi de la chute des corps depuis l’origine, météorites plus ou moins instruites de la fin des choses. Nous cliquons et nous indignons sans nous engager. Nous nous rebellons seuls, reclus dans nos monades numériques. Nous étouffons de nos contradictions. Nous sommes gorges nouées, pieds et mains liés, en nous-mêmes-écrans. Nous nous abandonnons à l’illusion sans joie, ce trop plein de frustrations qui alertent nos sens et obèrent l’écoute comme la vue.

Mais sous quel empire vivons-nous donc ? Les corps constitués ? Démembrés. Eglises et religions ? Désenchantées. Partis politiques ? Désertés. Etats ? Décrédibilisés. Science ? Déconsidérée. Technique ? Obsolescence toujours recommencée. Progrès ? D’effets pervers en rebonds, il se déconstruit sous nos yeux. Façonnés par une histoire fabriquée, terrible accumulation d’innovations et de conquêtes, nous faisons maintenant l’expérience des limites physiques et en concevons une certaine mélancolie, cela s’appelle l’anthropocène, notre temps à tous. Les moments humains, après avoir accéléré jusqu’à soumettre la matière dans ses particules les plus élémentaires, longent maintenant une asymptote, l’infini rendu possible des combinaisons et des interactions dans un espace multiversel, du moins selon la croyance en cours. La planète rouge pour les uns, les écrans aux reflets bleus pour les autres. Et pour tout ceux aux franges de l’existence, majorité invisible et oubliée, des expédients, des ersatz et des pannes.

Car enfin, qui donc peut encore prétendre à la maîtrise des horloges ? Le temps est fertile en soi. Vouloir tout cadencer à la pulsation tyrannique d’un processeur, d’un réseau social ou d’un calendrier - “organizer” - voire d’un projet politique ne transcrit pas autre chose qu’une quête de pouvoir aussi vaine qu’abusive. Proposer un rythme, une enveloppe, une modulation de fréquences et des espaces en jachère ne constitue pas un impératif qui vise à escamoter le monde mais au contraire à tisser une texture de relations sensibles, dans un temps doux, loin des colères des dieux et des hommes inquiets. Ne plus appartenir aux meutes. Ne plus subir. Ne pas se situer en surplomb, stylite numérique ou philosophe mécaniste. Simplement faire avec en prenant le temps, et accomplir une possibilité parmi d’autres, avec soin.

Et reprendre sa respiration. La laisser s’unir aux éléments, souffle minéral, poussière de temps, vapeur d’étoile.

Fragile January, 2022.

Bandes son possibles ?

Eliane Radigue, “Kyema Intermediate States”, 1988 : https://www.youtube.com/watch?v=rkhIIKe0ju8

David Sylvian & Holger Czukay, “Plight”, 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=KUkugKK2N7Y&t=18s

“PLIGHT & PREMONITION / FLUX & MUTIBILITY”, Grönland Records : http://www.davidsylvian.com/discography/albums/david_sylvian_holger_czukay_plight_premonition_flux_mutibility.html

Wednesday 01.26.22
Posted by Renaud GAULTIER
 

La Mystique O’Keeffe

Georgia O’Keeffe, Centre Pompidou, 8 septembre - 6 décembre 2021

Pompidou présente Georgia O’Keeffe et répare ainsi une certaine absence des collections nationales et le relatif désintérêt du public français. Cette fois, le succès est au rendez-vous et les vagues se pressent au dernier étage de Beaubourg. Plusieurs réflexions incidentes m’ont occupé suite à la visite d’une exposition chronologique somme toute assez convenue. Étonnements.

La facture, lisse. Dans la façon de peindre, il y a les années trente du surréalisme européen, une touche claire, propre, presque invisible laissant voit la trame de la toile, serrée. Des à-plats qui s’apparentent à des dégradés de logiciel pour illustrateur. Une ambiance à la Magritte, avec une lumière d’un autre monde.

L’éclat, éblouissant. La couleur de Georgia O’Keeffe est vive, éclatante, soulignée de contrastes forts. Cela explique peut-être le peu d’entrain des français, qui à l’époque préféraient, jusqu’à l’irruption de la révolution pop, les teintes terreuses, les gris dégradés et les noirs épris d’absolu. Là, tout au contraire, une joie déborde de la toile, vitale, irrésistible. précurseur à sa manière du Colourfield qui dominera après guerre, mais elle, elle n’hésite pas, jamais.

L’échelle et le format, intimes. Il a beaucoup été glosé sur les métaphores anatomiques voire sexuelles de ses paysages. Crues parfois. Mais ce qui surprend est la taille réduite des formats de cette arpenteuse de grands espaces de l’ouest américain. Nous aurions attendu des huiles en cinémascope, nous sommes face à des tableaux pour intérieurs européens. La surprise du format accentue la perte de repères engendrée par un jeu sur l’échelle, tout en dilatations incongrues, fleurs géantes et ossements en expansion.

La composition, centrée. Là réside peut-être l’élément qui incite à la mystique, cette centralité qui aspire le regard et nous perd, une porte de perception ouverte sur des infinis d’une gravité abolie.

Toute sa vie durant, Georgia O’Keeffe a su répondre d’une grande liberté d’être et de faire et témoigner d’une exigence éprise d’absolu. Elle, qui avait su transgresser les pudeurs de son époque en se montrant nue à New York, s’est échappée avec brio de l’emprise viriliste des peintres américains du XXème. Aussi, sa force de conviction déborde sans peine les catégories habituelles. A l’instar d’un de Staël, elle ignore volontairement la distinction entre abstraction et réalisme figuratif. Elle transfigure. Et nous emmène. Loin. Au delà de Santa Fé et comme enfin libérés des folklores du pop circus. Sur la seule piste de ses visions.

L’apprentissage, Renaud Gaultier 2021

Monday 11.29.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

Déconstruire le Capitalo(s)cène

Mettre à nu ? Renaud Gaultier 2021.

Il est honnête de souligner, après l’échec sans surprise de la dernière COP 26, que les parties prenantes du capitalisme légal ont peu à peu pris en compte un certain nombre de problématiques sociales, environnementales, animales et plus largement planétaires. Quand les états frappés d’incapacité ou bloqués par un exercice par trop vertical du pouvoir font défaut à leurs citoyens, les organisations économiques bricolent des solutions sur le terrain du travail. Entreprise, nouvelle frontière climatique ?

La RSE, responsabilité sociale et environnementale, est un acronyme qui recouvre toutes sortes de pratiques vertueuses qui donnent lieu à l’établissement de classements et de publications. Comme toujours quand il s’agit de firmes, l’auto régulation affichée se partage entre déclarations d’intention et objectifs ambitieux sinon invérifiables. Mais le fait est là, les actionnaires sensibles à l’image de marque de leurs investissements sont désormais incités à faire pression pour infléchir des politiques qui génèrent des externalités négatives. Procès et campagnes de presse permettent ainsi à des ONG de dénoncer les usages d’une mondialisation parfois sauvage.

Une invention venue des Etats-Unis, l’entreprise à mission, vise à contenir les excès de stratégies actionnaires court-termistes et y substituer la notion de bien commun. Dix ans plus tard, le modèle gagne doucement l’Europe et la France, sans rallier pour autant la majorité des acteurs. Le conflit devient vite idéologique, un patron d’un géant de l’agro-alimentaire s’est vu débarqué sans ménagement - management ? - suite à la transformation de son objet social. Ainsi la finalité lucrative se voit augmentée d’un bénéfice social, ou public ou commun. Un conseil de l’objet social s’ajoute ainsi au conseil d’administration usuel. Nous verrons si ces dispositions adoptées librement suffiront à modifier nos contextes de vie et surtout si elles répondront en proportion aux urgences climatiques.

Les économistes et les entrepreneurs se rejoignent parfois dans le questionnement des instruments de mesure : le PIB pour les premiers, le bénéfice pour les seconds. La tenue de colloques savants sur la “post-croissance” abonde de résolutions communes en faveur de l’adoption d’autres critères d’évaluation de la qualité d’une organisation. Le terme même de performance est évidemment remis en cause. Le modèle capitaliste classique repose sur une pensée magique, celle dite du ruissellement. Or la croissance fétiche des pays membres de l’OCDE n’a pas suffi à assurer la prospérité pour tous, loin s’en faut. Le modèle du welfare state, conçu pour compenser les inégalités de revenu, d’accès à la santé et à l’éducation est déclaré quasiment en faillite depuis trois décennies. En effet, la dette des états, accentuée à chaque crise, plombe le renouvellement des infrastructures comme le transport et l’énergie. Indicateur phare des phases de reconstruction après guerre (WWII) le PIB est donc impropre à qualifier une économie à lui seul. Par ailleurs, la contagion du management et de son corollaire le contrôle de gestion jusque dans les politiques publiques a fini par y importer certaines “vallées de la mort” du désinvestissement dont les systèmes de santé et les infrastructures de transports sont les victimes. Enfin, des firmes en situation de monopole non régulé tiennent en respect ou à leur merci des institutions ou des états réduits à l’impuissance, menaçant parfois les libertés publiques.

Ce qui nous - citoyens, entrepreneur, salariés, consommateurs - doit nous amener à revoir les grilles d’analyse d’une économie ou d’une entreprise. Cela invite alors à interroger le cadre idéologique voire philosophique qui a présidé à la constitution d’indicateurs que d’aucuns considèrent comme intangibles. Depuis de nombreuses années, comme par exemple la comptabilité dans le sillage de la chercheuse Eve Chiapello, les instruments de gestion sont revisités sous l’angle sociologique, politique et philosophique. Depuis, de nombreux académiques se sont intéressés à ces outils obscurs de la gestion. Pour construire de nouveaux modèles, imaginer le comment est aussi important sinon plus que le quoi et le pourquoi. Les arnaques récentes au prix du carbone ou encore à la compensation par la reforestation doivent nous inspirer une nécessaire prudence.

Déconstruire notre capitalo(s)cène commun passe par le démantèlement de nos préjugés validés par des instruments obsolètes. Un metoo#management ?

Pour aller plus loin :

Patrick Gilbert et Damien Mourey (coord.), Philosophie et outils de gestion, Editions EMS, 2021

Collectif, Entreprise et post-croissance, Editions Prophil, 2021

Gaël Giraud avec Felwine Sarr, L’Economie à venir, Les Liens qui libèrent, 2021

Alexandre Monnin, Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Héritage et Fermeture, Editions Divergences, 2021

Friday 11.19.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

Woke et méta-univers, cette aliénation qui vient ? 

Différences, quelles différences ? Renaud Gaultier 2021

Nous sommes endormis et nous devons apprendre à rêver éveillés, telle est l’injonction paradoxale du moment. Des activistes nous sermonnent depuis leur chaire médiatique, nous tous coupables d’oppression envers une communauté dûment identifiée, tandis qu’un réseau social monopolistique nous invite à rejoindre un monde parallèle et merveilleux. Petit bilan de notre aliénation ordinaire.

Contrairement à la foultitude de réactionnaires de tous bords qui se sentent outragés par le wokisme venu de ce « nouveau monde » si impérieux, je n’ai rien contre le fait de réexaminer l’histoire de l’occident et d’en exhumer ses tragédies. Que nous rendions justice aux peuples « indigènes » et premiers, aux colonisés et aux femmes, aux homesexuel-le-s et aux transfuges de toutes obédiences me parait utile sinon indispensable, ne serait-ce que pour éviter de rééditer ces drames. De remettre au goût de jour la notion de « race »  me semble a contrario pernicieux, même sous un louable prétexte. Je m’en tiens en effet à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme point de départ, n’en déplaise aux tenants de tous les particularismes. Oui, je suis universaliste option multiversel, raison pour laquelle je pense que les entorses faites à ces principes doivent être corrigées et que les régimes qui persécutent ou ostracisent doivent être dénoncés et combattus. Question de fraternité humaine d’abord, de liberté pour toutes et tous et d’égalité partagée, cela va de soi. Car finalement, ce que réclament les partisans d’un wokisme militant, c’est tout simplement l’application universelle des droits humains. Et que leur origine soit hébraïque, grecque, latine, médiévale ou renaissante n’y change rien. Pour bien illustrer mon propos, les évangélistes latino-américains qui convertissent de force les populations autochtones au Brésil contreviennent gravement aux lois qui devraient les régir, en tout premier lieu le droit inaliénable au libre-arbitre. Nous pourrions citer les « conversions » des homosexuels par des sectes catholiques jusqu’en France, c’est la même abjection.  De réclamer une exception communautaire pour faire respecter un droit universel est pour le moins paradoxal. Un droit humain ne souffre aucune exclusion, point.

Il convient ici de faire la distinction entre ce qui relève du regard des autres, le préjugé racial par exemple, de la construction intrinsèque d’une identité. Un individu mis au ban ou dépouillé de ses droits civiques parce que « noir » va finalement intérioriser cette relégation, ce qui est le but de ces politiques immondes. Mais il n’en est pas l’auteur. A contrario, une personne qui choisit une sexualité ou un genre, élabore sa personnalité sur des bases qui lui appartiennent, sans répondre à aucune injonction initiale. C’est alors que le regard des autres change, selon le degré de tolérance de la société qui l’environne. Les personnes LGBTQI déclarent et assument leur liberté d’être, c’est infiniment respectable et constitue un bon indicateur de liberté civique. 

Malheureusement, le mouvement d’émancipation woke, encore une fois nécessaire à bien des égards, conduit souvent, telle une nouvelle église tendance mao, à des exclusions qui font peu de cas des libertés d’être, de créer, d’inventer. Pour le dire simplement, une femme iranienne doit pouvoir jouer le rôle d’un transsexuel juif, ou alors aucune rationalité, aucune sensibilité et encore moins d’empathie ne nous sont laissées. L’appropriation culturelle du blues par des rockers blancs, du yoga par des européennes ou du bouddhisme tibétain par des californiens est précisément un signe d’humanité en création. Créolisation diraient certains, et bien pourquoi pas ? Si cela peut nous éviter des guerres civiles… Nous pourrions regretter l’époque ou des artistes, souvent au risque de leur vie, transgressaient les limites du genre, de la sexualité, de la classe sociale et de la couleur de peau. Aujourd’hui, un certain fanatisme l’interdirait, et David Bowie serait alors mis à l’index.

Nous vivons une époque où des idéologues à court de raisonnement voudraient imposer une assignation à résidence généralisée, en d’autres termes réduire l’identité d’une personne à son origine, son genre ou sa sexualité. Cela arrange les furieux, qui trouvent les justifications à leurs délires identitaires, qu’ils soient nationalistes, racistes ou antisémites.

Ce n’est pas fortuit si des géants de la psychologie sociale industrielle comme Facebook ont choisi de devenir les promulgateurs du méta-univers*, le fameux métavers. Car, lorsque une société a été atomisée, la violence s’installe, guerre de tou-te-s contre tou-te-s. Alors vient le besoin de s’échapper de ce monde hostile. Le besoin d’un espace de liberté fait rêver, les Gafam nous le vendront par abonnement. Nous troquerons ainsi une aliénation contre une autre sans jamais trouver de solution. Parce que nous avons abandonné l’idée même de société, la collectivité marchande ne nous permettra plus que l’expérimentation virtuelle d’illusions immersives, une créativité programmée sur menu déroulant, un ersatz de vie sensible, pour nourrir un Léviathan toujours plus avide. Là, nous pourrons dans un jeu de rôle apparemment illimité, essayer des vies autres, séduire des êtres inaccessibles, oppresser nos dominants, libérer notre part animale et compenser nos échecs. Et nous paierons le prix. En dollar, tout d’abord. En addiction ensuite. En perte cognitive enfin. Tout cela pour fuir notre réalité, celle dont nous ne voulons plus assumer la responsabilité, en soi et en société. Pour tenter de survivre dans un gigantesque parc à thème, caméras sur les pylônes et satellites au dessus. Sans ne plus rien inventer.

Un cauchemar dystopique se met en place sous nos yeux et nous ne faisons rien. Comme si la Loi n’existait plus, comme si les droits humains n’étaient qu’une particularité culturelle. Relative, forcément relative. Et pourtant les corps. Et pourtant la gravité. Et pourtant la terre. Habiter son corps et notre terre, ce devenir bientôt impossible ?

Différence, quelle différence ? Renaud Gaultier 2021

*Premières fictions de méta-univers, parmi d’autres : 

Le Deuxième Monde, Cryo Interactive et Canal+ Multimédia 1997 : https://www.youtube.com/watch?v=hMpm1G_WK6I

Alain Della Negra et Kaori  Kinoshita, « Le chat, le Révérend et l’Esclave », documentaire, Films Capricci 2010 : https://www.youtube.com/watch?v=kw8j-A6qeCE

 Lana & Lily Wachowski, Matrix, Warner 1999 : https://www.youtube.com/watch?v=m8e-FF8MsqU

 Wang Dong Hyuk,Squid Game, Netflix 2021 :https://www.allocine.fr/series/ficheserie_gen_cserie=29898.html

Une liste de films pour approcher les mondes virtuels par la fiction : https://www.cinetrafic.fr/liste-film/477/1/les-mondes-virtuels

Monday 11.01.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

Le pays aux volets clos

Pen Bron, espace naturel protégé.

Pen Bron, espace naturel protégé.

Quelques articles dans la presse locale puis nationale se sont fait l’écho cet été d’incivilités à l’endroit de résidences secondaires de bord de mer et de leurs habitants*. Tags, insultes, vandalisme. Après deux années COVID marquées par de longues séquences confinées, des tensions jusqu’ici latentes sont apparues au grand jour. Les raisons sont multiples. Tour d’un horizon bouché.

Economie du logement tout d’abord. Ainsi, les agents immobiliers de la région de Vannes se réjouissent de l’augmentation des prix de plus de 20% en un an mais déplorent le manque d’offre. Effectivement, il faut une décennie pour lancer et mener à terme des opérations d’urbanisme résidentiel, les programmes tardent à être construits. Conséquence : les « autochtones », « qui vivent et travaillent au pays », n’ont plus les moyens d’habiter en bord de mer même s’ils y exercent leur emploi. Les zones pavillonnaires s’éloignent ainsi de plus en plus des centres d’activité et avec elles les contraintes sur les déplacements quotidiens. L’une des figures des gilets jaunes habite le Morbihan, ce n’est sans doute pas le fait du hasard. 

Qualité de vie pour certains seulement. Depuis longtemps, en Bretagne sud, les travailleurs pauvres habitent au nord de la voie express N165, laissant aux retraités les plus aisés des villages balnéarisés. A cela s’ajoutent les désagréments des embouteillages qui rythment désormais les abords des villes jusqu’ici dites moyennes et donc exemptes jusqu’à ce jour de ce type d’inconvénient. Pollution routière, deux voitures par ménage, charges d’entretien, prix du carburant, temps de transport : fait-il encore bon vivre pour tout le monde en Bretagne ?

Pour un cadre confiné ou un retraité fortuné, oui.  Les franciliens CSP++ ont choisi de venir résider en bord de mer dans une maison souvent héritée, ont réclamé et obtenu la 4G et bientôt la fibre, les pistes cyclables et les épiceries fines, bio cela va de soi. Ils sont venus nombreux et ont fait déborder les égouts : les interdictions de baignade se multiplient. Pour celles et ceux qui sont venus chercher un environnement purifié des nuisances urbaines, ils ont maintenant le droit de respirer les humeurs d’une vase fétide.

Lavoir à Saint Philibert.

Lavoir à Saint Philibert.

Des voix politiques réclament un taux de résidences secondaires plafonné, quand ce n’est pas un statut de “résident primaire” (sic). Mais le cadre qui télé-travaille avec vue sur mer deux jours sur cinq et y réside quatre jours sur sept, peut-il encore être considéré comme un vacancier ? La colère des « locaux » s’explique d’autant plus que, pour échapper au chômage, beaucoup doivent être les employés sous qualifiés d’une population qui bénéficie des avantages du numérique : femmes de ménage, jardiniers, « concierges », livreurs… Se voir revenir à la situation de leurs ancêtres contraints d’être les domestiques d’une bourgeoisie condescendante nous rappelle la Bécassine d’une époque que l’on croyait révolue. Alors ça grogne. Et cela réveille des colères identitaires anciennes.  L’époque n’est pas à la convergence des luttes mais à la confluence des revendications d’identité, sur fond de fantasmes et d’histoires tronquées. Le ciment national est lézardé, une croissance sélective a amplifié les inégalités, sociales et régionales, en un mot, territoriales. Nombre de sites web de la droite extrême ont poussé là sur ce terreau de frustrations, mélangeant catholiques de la manif pour tous, régionalistes indépendantistes et suprématistes blancs**.

Rappelons ici que beaucoup de ces régions littorales étaient pauvres et ont fourni depuis le XIXème siècle les cohortes de fantassins des armées, des usines et de l’exode rural en général. La mode des bains de mer, parente des séjours au pied de la montagne magique, a alors gagné la haute bourgeoisie. Cabourg, Dinard, Pornic. Puis, quand les trente glorieuses ont favorisé l’émergence des classes moyennes, l’automobile a permis au plus grand nombre de réaliser le rêve de la résidence secondaire les pieds dans l’eau. Fin du XXème siècle, troisième vague, les cadres et leurs patrons s’offrent des lieux réputés inaccessibles. L’île de Ré constitue à elle seule un exemple quasiment caricatural, le pont achevant de sceller son sort de parc à riches. Même les carrelets, ces cabanes de pêcheurs si caractéristiques du rivage atlantique, ont connu une privatisation sauvage pour devenir des salons sur pilotis, des décors de magazine. Une colonisation de l’intérieur, en quelque sorte. Pour le promeneur, la rêverie suppose de faire abstraction des demeures aux volets clos et d’imaginer un chemin creux entre les genêts là où le bitume serpente dans un dortoir morne et désert onze mois sur douze. Autrefois fécond, le paysage s’est exilé dans notre mémoire.

Soulignons là l’inefficacité de la loi littorale de 1986. Les côtes continuent de se voir transformer en cordons de pavillons néo-régionaux, loin de tout commerce et à distance d’un village à moitié mort, chapelets qui égrènent les volets clos, sinistres. Souvenons-nous des landes à l’herbe rase et des dunes à perte de vue, communs dédiés au séchage du goémon et à la pâture des moutons. Une poésie révolue, un paysage pour musée, façon école de Pont-Aven.

Dans un pays qui fétichise la propriété immobilière, habiter veut dire s’approprier. Et le capital bâti en bord de mer ne craint que le réchauffement climatique et la montée des eaux. Les communes s’empressent donc de bétonner en hâte des digues en Vendée et en Charente, afin de préserver les aberrations issues d’une autre époque. Le pire étant le développement endémique des marinas, ces ports déplaisants, qui désormais abritent des bateaux à moteur et retiennent des eaux sales. Là aussi, l’écologie n’est pas encore pour demain.

Évidemment, la collectivité n’a pas les moyens de compenser ces multiples effets pervers. Le processus est engagé depuis si longtemps. On peut cependant imaginer que si un virus est à l’origine d’une accentuation du phénomène, un autre événement imprévu pourrait bouleverser la donne sinon l’inverser. Une panne de Gulf Stream ?

Digue à Angoulins.

Digue à Angoulins.

* Benjamin Keltz, « En Bretagne, les responsables politiques redoutent l’émergence d’une « Breizh Riviera », Le Monde 26 Septembre 2021.

* Oscar Chuberre / Collectif DR, Libération 10 octobre 2021 : https://www.liberation.fr/culture/photographie/se-loger-a-belle-ile-en-mer-le-calvaire-des-insulaires-20211010_2UBRKVDY4VH3HKXPPDLD5AM6MQ/

 ** « On ne voit plus la mer », Editions Nautilus, 2021.

Tuesday 10.12.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

La ronce, le lierre et l'églantier

Le noyer sous la vague, Renaud Gaultier 2021.

Le noyer sous la vague, Renaud Gaultier 2021.

Habitant de la campagne de France, il m’arrive de procéder à de vigoureux défrichages. Ces dernières semaines, je me suis attaché à dégager un champ ancien des végétaux endémiques qui l’avaient envahi jusqu’à l’étouffer. La débroussailleuse accrochée au baudrier, j’ai donc sabré la ronce. La cisaille dite “coupe-fort” au bout des bras, j’ai délivré les arbres et l’églantier des épineux qui les noyaient. Au plus près des murs, j’ai arraché le lierre qui ensevelissait le bâti. Occupé à ces tâches séculaires, je réfléchissais alors aux débats qui encombrent les médias et au temps politique qui nous attend. Pensée buissonnière.

Je suis d’une génération qui avait ri quand un ancien matamore de l’Indochine s’était présenté aux élections présidentielles d’un pays désormais sans empire, la France. Lorsqu’il s’est avéré qu’il avait torturé en Algérie et s’en vantait, la farce vira au dégoût. Des années plus tard, en 2002, au terme de ce que les communicants appellent une séquence réussie, il parvint à se qualifier pour le second tour. L’immonde paradait drapeaux au vent, les néo-fascistes redressaient la tête partout en Europe et des idées fétides gangrénaient peu à peu les pays nouvellement intégrés à l’Union Européenne. Sa fille pris ensuite le relais, et finit aussi par disputer un deuxième tour quinze ans plus tard, dans ce qui pourrait caractériser une nouvelle phase, “la dédiabolisation”. Résultat : 34% des voix. Fini la rigolade. Aujourd’hui, un nouvel histrion, lui-même adoubé par le vieux salaud, prend le relais, supporté par des patrons, des médias et des réseaux sociaux complaisants.

La ronce. Ce petit monsieur a décidé depuis plusieurs années, porté par la vague d’une extrême droite décomplexée, de réécrire l’histoire de France. Dans un contexte médiatique plus ou moins déréalisé et totalement asservi à l’immédiateté, aiguillonné par des réseaux sociaux qui lui dictent heure par heure les thèmes d’information, petit monsieur a pu inoculer son venin sans contestation, finissant par obtenir une quotidienne sur une chaîne de désinformation. Ainsi, il reprend quasiment mot pour mot des arguments de la plaidoirie d’Isorni au procès de Pétain, souvenez-vous, le glaive, le bouclier et toute les justifications à la collaboration zélée. Personne ne s’en offusque. Il se dit juif, fils de rapatriés d’Algérie et ne semble pas gêné d’affirmer que seuls les juifs étrangers adultes ont été livrés aux nazis. Comme si cela ne consistait pas en soi un crime contre l’humanité. Et que c’est faux de surcroît*. La rafle du veld’Hiv a par exemple eu lieu les 16 et 17 juillet 1942, sans distinction d’origine, d’âge ou de sexe. Ce bateleur de plateau télé se dit historien, mais il est juste un sinistre falsificateur. Édité à plus de 100 000 exemplaires à chacun de ses ouvrages, sa prose est reprise partout, au point qu’il va, ivre de lui-même, lui aussi se présenter aux présidentielles, en 2022. Il se réclame de Maurras, il pourrait citer Drumont. Sa pensée pue la mort et la destruction. Il parle au nom de la France et des français. Il séduit. Beaucoup. Au point qu’on lui prête la possibilité d’accéder au second tour. Fin de la farce macabre.

Quand on veut débroussailler un épais buisson de ronces, on est tenté par tout raser. C’est long, et à la fin exténuant. Mais insuffisant. Car on doit délivrer le végétal choisi, quand bien même il lui ressemble par ses épines, rosier ou églantier.

L’églantier. En démocratie, nous devons protéger l’expression de toutes les opinions, de toutes les sensibilités, même quand elles nous piquent. Mais le spectacle politique a aujourd’hui pris le pas sur le débat de société construit et argumenté. Ce que souligne le succès d’un bonimenteur vicieux, c’est la déshérence des idées en politique contemporaine et le triomphe des démagogues. Nous ne vivons pas la fin de l’histoire, mais la fin des cultures politiques. Que ce soit les hommes et femmes politiques, désormais simples managers de leur image et du discours, ou des citoyen-ne-s, démissionnaires du débat devant l’inanité des propositions. Ajoutons que le moindre mouvement d’humeur de foule dégénère en émeute plus ou moins provoqué et nous comprendrons qu’il devient presque impossible d’occuper le champ social et politique. Alors la ronce prolifère. Pourtant sous la ronce des plantes vives luttent encore. Encore faut-il les distinguer sous les griffes de la reine de la nuit. Aux historiens, aux politistes et aux sociologues le soin de fournir les outils adéquats, le travail ne manque pas.

Le lierre. Sur des institutions vieillissantes peuvent venir s’incruster toutes sortes de populations opportunistes : experts en toc, éditorialistes incultes, politiciens sans conviction, sondeurs mercantiles et affairistes de toutes sortes. Il devient difficile pour le-a citoyen-ne de distinguer une réalité tangible et partagée, encore moins un projet de transformation sous le feuillage parasite. Certain-e-s s’étonnent, les bonnes âmes, de l’infestation de fausses nouvelles. Mais enfin, quand le corps social doute et réagit, il lui arrive de s’enflammer. A tort bien souvent, mais pas toujours. Nous verrons si les thèmes de campagne des élections de 2022 correspondront aux réalités françaises. Mais il est probable, comme actuellement, que le fantasme fasse écran.

Une métaphore n’est pas la vérité, mais une condensation du sens vécu. Si nous voulons cultiver nos champs, avant de replanter nous devrons commencer par débroussailler, avec discernement. Et nous débarrasser des fâcheux.

La fauche des fâcheux, Renaud Gaultier 2021

La fauche des fâcheux, Renaud Gaultier 2021

*Laurent Joly, L'État contre les juifs : Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, 2018



Tuesday 10.05.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

On ne voit plus la mer

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A.B.O., ce simulacre d’habitat à forme de pixel monumental, fait de bois et d’acier et construit à six mains au moins, figurait un moment suspendu, pour se réfléchir dans un monde commun. Tel le poste avancé des confinements à venir, subis ceux-là, il annonçait les bifurcations nécessaires et ce retournement auquel nous ne pouvons nous soustraire, une fois parvenus au bout de nos impasses. La parution de mon récit de l’installation A.B.O.* à l’été 2002, quelque part en ciel et mer, manche et océan, sables et roches, sur une dune battue par les vents, me ramène à ce moment où tout avait déjà commencé d’indiquer le changement d’époque sinon de siècle, dans une atmosphère particulièrement délétère. Inéluctable ?

Souvenons-nous, 2002 en France, Europe, planète terre. L’extrême droite devant la gauche de gouvernement à l’issue du premier tour des présidentielles. Aujourd’hui, elle est annoncée faire jeu égal avec la droite de gouvernement selon les sondages du second tour des présidentielles de 2022. Les délinquants étaient alors un motif de crainte sécuritaire que l’on exacerbe pour faire un score électoral, maintenant il est convenu de les assigner à une religion, une origine lointaine, un type ethnique. La réponse était déjà technique, la vidéo-surveillance fascinait les édiles. Aujourd’hui, quelques attentats et une pandémie plus tard, les forces de l’ordre font peur aux honnêtes gens et les drones policiers survolent les villes. Les cafés commençaient de fermer et les citoyens de s’isoler. Alors inexistants faute de matériels, les réseaux sociaux numériques tiennent maintenant lieu d’échange, où le lynchage fait loi. Smart phones, so smart…

Il y a vingt ans, la bourse s’effondrait dans un fracas de valeurs dites numériques. Cette année, les licornes à plus de un milliard de dollars de capitalisation sans avoir un seul client et vendu un seul produit ont un nom : SPACs, pour special purpose acquisition companies, dont le but avoué est de rincer épargnants et investisseurs avant le krach. Pendant ce temps, la Chine est devenue l’usine du monde et déverse sur les quais de nos ports des masses d’objets dispensables. À la fin du millénaire, le GIEC se voyait opposer des dénis portés avec virulence aussi bien par la majorité du personnel politique et quelques scientifiques égarés que par des médias complaisants avec leurs annonceurs. La bio-diversité n’était pas non plus considérée comme un sujet sérieux, juste une préoccupation pour promeneur du dimanche ou prince consort. Actuellement, poussés par des opinions inquiètes, les pouvoirs peignent en vert à tout va, mais dans les faits, rien ne change.

En 2002, les Etats-Unis et leurs alliés préparaient une opération militaire gigantesque afin de punir un pays qui ne les avait ni menacé ni attaqué. Désormais, nous parlons de nouvelle guerre froide à trois, USA, Russie, Chine et constatons l’effondrement de l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Syrie, du Soudan et de la Lybie. Thank you boys! Alors oui, “Un Abri, un Banc, une Œuvre” traduisait un certain pressentiment. Que la peur dominait les esprits et armait des forces obscures que l’on s’était plu à oublier. Et dont pourtant nous savions qu’une fois sorties de leur repaire, il serait difficile, sinon au prix de difficultés immenses et de pertes humaines incommensurables, de les ramener à la raison. Qu’il était temps d’arrêter le massacre et de nous regarder en face, collectivement, dans cet environnement d’une valeur inestimable que nous avons pour habitude de regarder comme un décor immuable, “la nature”.

Notre époque, que l’on qualifie d’anthropocène, que d’aucuns nomment capitalocène, est d’ores et déjà un plastocène. Les gyres de plastiques en désagrégation qui tournent dans les quatre grands océans feraient hurler de rage le capitaine Némo. Nous en sommes réduits à collecter des fonds pour lancer des bateaux-balayettes qui vont ramasser nos déchets à la dérive : aujourd’hui, le Nautilus est un éboueur. La mer comme réservoir de vie commence son extinction. Comme pour le confirmer, la Méditerranée, berceau dit-on de nos civilisations, recueille en ses fonds les corps des âmes perdues de notre siècle, en quête d’un monde meilleur, appelées par les derniers feux des naufrageurs d’une Europe aux lumières disparues. Vingt ans de gâchés ? Oui, sur un plan politique, économique et technique, comme l’illustration des blocages qui empêchent toute transition non-violente. Non, si l’on voit comment la question écologique tend à traverser les débats quand les démons identitaires lui en laissent l’espace.

En 2002, le management par objectifs n’avait pas encore détruit les cadres dans les entreprises et les administrations. Le sujet du burn-out n’était jamais abordé, tout au plus le voyait-on apparaître dans la rubrique société, pages “international” des journaux : le karoshi des japonais allait pourtant répandre sa banalité partout en occident jusqu’à voir le terme galvaudé, sans pour autant être reconnu par la médecine du travail ou le droit social. La généralisation du numérique dans la vie au travail finira par abolir les frontières entre ce qui relève du privé, du professionnel ou du public. Désormais, chacun(e) est invité(e) à devenir entrepreneur(e) de soi… à condition de respecter la distanciation physique.

Le vocabulaire n’avait pas encore élu l’expression “pervers narcissique” comme pouvant recouvrir toutes sortes de déviants abusifs. Le mot de “vampire” en tenait lieu et d’ailleurs nombre de films et de séries TV comme Buffy popularisèrent le concept, dans le sillage du Dracula de Coppola. Suivit alors abondance de romans, magazines et ouvrages de psychologie comportementale. Depuis, nous vivons dans le tumulte d’une période de dénonciation des emprises instituées. #metoo partout, enfin libres ?

Il y avait une utopie d’artiste dans A.B.O., celle d’ouvrir un espace aux franges et qui soit non institutionnel, pour permettre l’ouverture apaisée d’une relation individuelle et collective au sensible. Soi et les autres, avec. Travailler ensemble aussi. Les réactions qu’il a suscitées témoignaient déjà de l’œuvre qui reste à accomplir.

*voir https://lasmaf.squarespace.com/installations#/abo/

** Disponible chez Nautilus Éditions : https://nautilus-editions.com/produit/onnevoitpluslamer/

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Wednesday 04.14.21
Posted by Renaud GAULTIER
 

La Liberté démembrée

“Dessiner encore”, un miracle de sensibilité graphique par Coco, Les Arènes 2021.

“Dessiner encore”, un miracle de sensibilité graphique par Coco, Les Arènes 2021.

Après la lecture confinée de deux témoignages sensibles, l’un écrit, l’autre dessiné, qui décrivent la difficile reconstruction aussi bien physique que psychique des rescapés des attentats de 2015, il me prend l’envie de reconsidérer notre liberté chérie. Qu’elles soient brutales ou insidieuses, les menaces sont grandes, qui visent à la réduire jusqu’à nous en faire perdre le souvenir, et pour finir, l’enfermer. Allez, un peu d’air !

“Le Lambeau” de Philippe Lançon et “Dessiner encore” de Coco ne sont pas seulement des ouvrages cathartiques et magnifiques, ils sont la démonstration que sans prétendre à l’héroïsme nous pouvons faire échec aux tentatives de celles et ceux qui veulent nous opprimer. Et ils sont nombreux. Les meutes vociférantes, soutenues par des dispositifs algorithmiques sophistiqués, harcèlent et détruisent les voix autres, celles qui essaient de creuser sinon une pensée du moins une opinion à rebours du courant que l’on croit majoritaire. La peur régit l’espace public désormais. Et ose-t-on le dire, diminue notre démocratie. Mais privé de l’usage de la parole Philippe Lançon peut encore écrire. Mais Coco rongée par le traumatisme et la culpabilité peut encore dessiner.

Quelques voix s’élèvent. Après les libres dessinateurs de Charlie, il arrive parfois qu’un écrivain, François Sureau récemment, exhume cette vieille lune fatiguée, ce sujet de philosophie d’un autre temps, fait le lien avec des époques pas si lointaines. Encore faut-il s’intéresser à l’histoire, notre histoire d’européens blasés, pour beaucoup gavés de biens matériels et pour qui seul compte le choix proposé par un fournisseur de produits en ligne. L’aliénation est aujourd’hui totale. et nos actions restreintes à des actes réflexes. Le camp est ouvert, sous la surveillance des caméras et des trackers qui clignotent dans nos nuits, le prototype est au point, Staline et ses goulags sont obsolètes, les enfants de Mao ont trouvé la solution aux tourments des gouvernants.

Le dernier piège du moment consiste non seulement à concentrer les médias dans quelques mains peu scrupuleuses mais aussi à intérioriser la censure pour mieux la généraliser. La “woke culture” est devenue “cancel culture”, dans un gigantesque et perpétuel tribunal. Lynchons les lyncheurs, disent-ils ! Une traque sans fin, menée par des malades de leur propre identité, qui confondent leur singularité avec une catégorie sociale, en se déniant à eux-même toute possibilité de transgresser les limites, de changer, voire d’évoluer. L’universalisme est ainsi devenu obscène, une valeur déchue de colons et d’esclavagistes. Ah bon. Mais alors défendre la liberté de s’exprimer, de travailler, d’aimer, de se déplacer qui que l’on soit et en tout temps serait un délit passible d’une honte éternelle ? Mais quelle confusion a ainsi gagné les esprits qu’il ne soit plus possible de définir une citoyenneté libre, égale et fraternelle !

J’y vois là une panique, entretenue à dessein par des prêtres pervers. Des politiciens, des journalistes, des religieux. Nous avons certes aboli beaucoup de frontières mais certains sont visiblement en peine de murs pour soutenir des personnalités défaillantes. Or pour vivre libre, il convient déjà de savoir se tenir debout. Rien dans l’éducation semble encore le permettre. L’esprit critique est peu à peu banni, les injonctions se multiplient et se contredisent, le langage s’appauvrit à mesure de la réduction de l’écrit à la portion congrue d’un tweet ou d’un power point. Et ça braille. Partout. Souvent pour mieux masquer une certaine méconnaissance du sujet ou bien souvent, une ignorance satisfaite. Le bruit chasse la possibilité de penser.

Le pire est ce besoin d’assigner à résidence identitaire des personnes qui souhaitent s’affranchir de leurs conditions, de leurs racines, de leur génétique ou de leur biologie. Les droits humains ont déjà tout prévu, pourquoi découper l’humanité en sous-sous-groupes jusqu’à la réduire en fines lanières. Pourquoi ne plus évoquer et discuter de ce qui nous réunit ? Je crains que des temps sombres ne s’annoncent et que comme souvent artistes, auteurs et saltimbanques n’aient été les premières victimes de cette guerre idéologique sans idées. Raison de plus pour s’obstiner à écrire, à dire, à dessiner et en débattre. Librement.

Merci aux (é)veilleurs de notre époque :

Coco, “Dessiner encore”, Les Arènes 2021.

Etienne Klein, “Le goût du vrai”, Tracts Gallimard 2020.

Philippe Lançon, “Le Lambeau”, Gallimard 2018.

François Sureau, “Sans la liberté”, Tracts Gallimard 2019.

Barbara Stiegler, “De la démocratie en pandémie”, Tracts 2021.

Wednesday 03.31.21
Posted by Renaud GAULTIER
 
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