Associer ce terme apparu au XXIème siècle à un artiste monumental de la fin du XIXème a quelque chose de volontairement incongru. Mais il s’agit peut-être là de mettre en évidence quelques failles surgies dans la modernité d’alors, qui annonçaient sans doute celles qui nous emportent aujourd’hui, dans cette fusion des catastrophes qui nous sont rapportées chaque jour. Exploration.
Vincent Van Gogh n’a cessé de questionner le sens de sa vie de façon très concrète. Une vocation religieuse et apostolique l’a mené sur les traces pastorales du père. Il fut un éphémère marchand d’art. Toujours il connut le dénuement et vécut dans la proximité des pauvres, s’appliquant dans le renoncement comme dans le travail quotidien. La peinture comme sacerdoce, pourrait-on se risquer à l’énoncer tant il fut, dans sa trajectoire autodidacte, un exemple d’affirmation et de foi en l’art. Il a traversé l’épopée baroque de Ruysdael et Rubens, le réalisme champêtre de Millet, l’impressionnisme réfléchi de Cézanne et Monet, le pointillisme absolu de Signac, les estampes d’Hiroshige et l’expérience nabi de Gauguin. Sur sa voie propre. Avec constance et acharnement. Habité par sa mort. Il savait qu’il ne vivrait pas longtemps* : “mon corps parviendra quand bien même à résister un certain nombre d’années - un certain nombre, disons entre six et dix”. De cette conviction, il en tira motivation, ce qu’il nommera sa mélancolie active.
Reprenons notre fil. Vincent s’engage pleinement dans la déconstruction de sa culture et de son mode de vie. Il se défait du protestantisme de sa lignée de pasteurs au terme d’un parcours sans concession. Il s’écarte des voies promises par une bourgeoisie érudite, où le commerce de l’art lui laissait entrevoir une réussite enviable. Mais la voie tierce qu’il choisit tourne le dos à la modernité de son époque. Quand les impressionnistes célèbrent les fumées des usines et des gares, Vincent retourne à la terre et peint des mangeurs de pomme de terre. Quand ses contemporains représentent des fêtes fastueuses, le foyer de l’opéra et le canotage des bords de Seine, Vincent décrit des souliers au bout de leur existence. Ses trônes sont des chaises en paille, ses capitaines d’industrie la tenancière du café, son marchand de couleurs et un fonctionnaire des postes. A force de dépouillement, il embrasse son humanité. Il se cherche, dans des autoportraits toujours recommencés, jusqu’à traverser la toile, cet écran fait au réel. Arles donnera lieu à des icônes d’une post modernité ensauvagée, que viendront confirmer les œuvres ondoyantes de Saint Rémy de Provence, lieu de son effondrement. Des paysages simples, des arbres en fleurs, des places de villages, des barques et des plages, un mode d’existence qui résiste aux tragédies d’une époque qui n’en sera pas avare. Comme un manifeste en faveur de l’essentiel. Ce que certains sociologues empreints de collapsologie pourraient appeler “défuturation”.**
Vincent peint l’imminence de sa mort et l’affronte à chaque toile, avec sa touche et ses couleurs. Alors, travailleur infatigable, il sème, dans un éblouissement.
*Lettre à Théo n°309, Eté 1883.
** Diego Landivar dans l’Usine Nouvelle, 2 Octobre 2020 : https://www.usinenouvelle.com/article/la-defuturation-c-est-renoncer-a-des-futurs-deja-obsoletes-explique-diego-landivar.N1009869?fbclid=IwAR1I1GYHX2SJK-rw0euQ_A0fV0PQJ2nRUASNcnzOagxhJOAJ72WJoxZJJDg