Quand les êtres vivants se sentent menacés, ils fuient et parfois quittent définitivement leur habitat d’origine. Le feu, l’eau et les prédateurs, les pollutions et parfois un cataclysme, ruinent toute possibilité de retour. Pour les théoriciens de l’économie qui nous instruisent à longueur de publications et de médias audiovisuels complaisants, c’est une excellente chose : cela crée de nouveaux marchés, et donc de nouvelles richesses. Autrement dit la rupture serait nécessaire sinon inévitable et la destruction par essence créatrice, telle une injonction “Tuons les tous et ainsi “Dieu” ne reconnaîtra plus personne”. Solution finale ?
Dans notre monde désormais régi par les grands nombres, nos peurs, en tant qu’habitants de la planète terre, nous envahissent, nous tétanisent, nous sidèrent. En 1992, j’avais décidé de travailler sur trois grands peurs à l’approche du millénaire finissant : le nombre, le gène et la responsabilité. Et depuis, je n’ai pas cessé. Aujourd’hui nous voyons que le “Big Data” définit le seul horizon de la gestion, la génétique est censée résoudre les problèmes de la santé, de l’alimentation et du handicap, la responsabilité est évacuée dans les procédures et les normes bureaucratiques les plus opaques et incompréhensibles, le citoyen est réduit à sa portion congrue de producteur-consommateur obligé au “bonheur” calibré, ce “quantified-self” connecté.
Mais la réalité de la vie ici-bas, cette chose complexe, polymorphe et mystérieuse que personne à l’âge de la Technique triomphante ne sait vraiment quantifier, nous rappelle à l’ordre, ce Logos qui n’est pas logorrhée ou sémantique dévoyée, cette néguentropie concrète qui ne se dilue pas dans des produits satellisés ou des monnaies virtuelles, ce souci de l’autre et du commun, notre terre qui est en bas et qui nous survivra. Ou pas.
Un sol. Un sous-sol. Un air. Une atmosphère. Une exosphère. Des territoires. Des espaces. Des cultures. Des hameaux, des villages et des villes. Et des peuples. Ah ces peuples ! Ces agrégats proliférants d’êtres vivants ingérables qui ne tiennent pas en place, car rendez-vous compte, même les huîtres et les méduses migrent. Une certaine rationalité a consisté à entasser, puis à empiler, à recouvrir la terre d’un sol puis d’un hors-sol. de plus en plus épais, de plus en plus profond, de plus en plus haut. La terre meuble et vivante est devenue inerte, immeuble de rapport, objet sur abonnements aux flux incessants, croûte chargée de minéraux et de molécules toxiques. Et le gestionnaire, lui même agent utile d’une rationalité d’appropriation, vit que cela était bon, bien, beau et que cela l’enrichirait. Le capital est devenu immatériel, le matériel est devenu humain, le bétail mis à l’usine et le végétal forcé sous la lampe. Nous sommes devenus moins que des vaches en ferme usine. Nous ne communiquons plus ni entre congénères ni avec nos frères et sœurs les bêtes, nos amies les plantes et les champignons, nos constituants les minéraux. Nous ne vibrons plus, dans le vacarme permanent des machines et la sollicitation intempestive des objets “communicants”, à la pulsation de la vie, du corps et de l’esprit. Alors nous fuyons. Autrefois nous prenions le train puis la voiture, ce plaisir individuel au temps de la nationale 7. Maintenant nous nous abonnons. A la plate-forme de films ou de jeux massifs en ligne. Nous stockions du blé, puis des « actions » - mot paradoxal quand il s’agit d’une rente, passive par essence, actif-passif, un vocabulaire détourné de sexologue en goguette – ensuite des « bitcoins » « minés en ligne »ou maintenant des monnaies de jeux en ligne, des « bucks »*. Car le flux fait de nous des êtres pavloviens, avides de récompenses, en « like », « love » et « matches ».
L’air est irrespirable. Pas grave. La forêt brûle. Pas grave. Les hordes déferlent sur des régions sans Etat ? Pas grave. Nous savons tout ça, c’est déjà dans le jeu. Fortnite Battle Royale, World of Warcraft II ou Call of Duty. Nous avons quitté l’espace du mesurable et de la raison technicienne au stade terminal, pour rejoindre « l’à côté ». Nous avons transformé nos dépendances en résidence principale.
Beaucoup ressentent ce que d’aucuns nomment « solastalgie ». C’est peut-être dû à la prise de conscience d’un fait en soi terrifiant : il n’y a plus de fuite possible, nulle part. Des milliardaires dystopiques nous promettent Mars mais ils quadrillent la thermosphère de satellites espions communicants, autrement dits de surveillance par le flux. C’est utile, cela permet de prévoir quel bunker choisir en cas d’attaques de « zombies ». Les « bons du Trésor » étaient la valeur refuge, désormais la valeur du refuge est incommensurable, telle une Joconde. Même Christian Boltanski s’est mis à la décoration pour refuge bunkerisé aux antipodes, sous forme de reality show de sa mort en direct, « les dernières années de CB » (CB comme Carte Bleue ?). Aux pauvres, il reste l’addiction, la randonnée ou la méditation sous application « smartphone ». Ni peste, ni choléra, encore que les virus se réveillent aux marges de l’Empire, mais la fuite compulsive, l’aller retour contre le mur, l’encastrement répétitif du lapin de cartoon, le rire en moins, Houellebecq en plus.
Or il nous faut réinventer le soin et l’hospitalité. Par amour. Par simple humanité.
Refuge pour les migrants. Refuge pour les vieux. Refuge pour les analphabètes. Refuge pour les décrochés. Refuge pour les drogués. Refuge pour les affamés. Refuge pour les obèses. Refuge pour les grands brûlés. Refuge pour les submergés. Refuge pour les relégués, les cassés, les ruinés. Refuge pour les animaux. Refuge pour les végétaux. Refuge pour tous les damnés, d’ici et d’ailleurs. Refuge pour ce qui nous reste de vie sur terre, en mer et dans le ciel. Refuge.
Renaud Gaultier, “Into the Heat”, Home series, 30 F (92x73cm), 2019.
Série “Home” : https://lasmaf.squarespace.com/paintings#/home/
*Fortnite a réuni 250 millions de joueurs en 2019, deux fois plus qu’en 2018.