Il est rare de trouver chez les spécialistes de l’innovation une description des éléments de caractère et de personnalité propices à son épanouissement. Ces experts préfèrent s’attacher aux éléments de contexte qui selon déterminent ou non le succès d’un parcours. Quand il s’agit de rupture inexplicable, ils se contentent d’invoquer la chance, lui donnant l’aspect d’un improbable cygne noir. C’est oublier que les grands artistes créent le hasard et lui donnent la forme d’une trajectoire unique. John Coltrane est de ceux là.
Les fées s’étaient peut-être penchées sur son berceau mais c’était plutôt Carabosse qui au début emporta le morceau. Né en Caroline du Nord en 1926, état raciste et ségrégationniste s’il en est, il perdit tous les membres de sa famille hormis sa mère à l’âge de 8 ans, d’un seul coup, son appartenance à sa communauté et chaleur de l’église méthodiste de son grand-père. Sa mère, contrainte de rejoindre Philadelphie pour trouver un travail et subvenir à leurs besoins, lui achète un saxophone et lui paie des cours. Plus tard, son passage dans la marine laissera des traces, un enregistrement médiocre et une tenace addiction à l’héroïne. Il rencontre puis épouse Naima, dont le titre éponyme sera la balade des années 50. Il déménage à New York, dans l’espoir de se faire un nom. Là, les fées prenaient leur temps mais tinrent leurs promesses. Après avoir joué dans toutes sortes d’orchestres de jazz locaux, il intègre le band de Dizzy Gillepsie. Il apprend le métier. La rigueur, le tempo, l’ensemble, les classiques du Be Bop triomphant. Il boit, beaucoup. Mais c’est l’héroïne, la diablesse des nuits jazzy, qui provoque son renvoi. Miles Davis le prend sous son aile et tolère ses solos interminables. Il atteint une première fois la consécration aux côtés du maître du cool. Vis à vis d’un Miles lui-même en difficulté pour rompre avec sa toxicomanie, il ne put tenir ses engagements de sobriété, viré à nouveau. Il s’essaie à la composition et enregistre. Succès d’estime. Entre temps il s’astreint à l’abstinence, du jour au lendemain, assisté de Naima. Il y parvient et se libère de la drogue. Il peut travailler comme jamais auparavant, avec intensité et lucidité. Retour auprès de Miles, nouvelle séparation. Les sixties ont commencé, avec elles le hard bop. Et John Coltrane expérimente. Il a développé son sens de la composition en jouant des heures avec Thélonious Monk, maintenant il est prêt, c’est à son tour de montrer la voie.
Coltrane cherchera toute sa vie, il a brisé les conventions du jazz pour inventer une nouvelle musique, à commencer par son jeu instrumental. Sa virtuosité au saxophone soprano, alto et ténor est unique, il jouait aussi de la clarinette et de la flûte dont il explore des sonorités inédites. Il ose substituer des becs en métal au plastique d’alors. Il écrit des partitions toujours nouvelles. Il s’intéresse aux mélodies hispaniques, arabes, indiennes, aux rythmes caribéens. Il cherche des racines dans le ciel, au dessus des religions, lui l’enfant méthodiste qui a épousé Naima la musulmane. Après de multiples tâtonnements, il réunit un formidable quartet : Mc Coy Tyner au piano, Elvin Jones à la batterie et Jimmy Garrison à la basse. En 1964, il enregistre A Love Supreme, à partir d’un poème qui exprime toute sa spiritualité. En pleine guerre du Vietnam, il affiche son pacifisme inébranlable. Il ira se recueillir à Hiroshima. Plus tard, il s’engage dans la voie escarpée du free jazz à proximité des dissonances calculées d’Ornette Coleman, Albert Ayler ou Sun Ra. Il va alors multiplier les expérimentations avec Pharoah Sanders et Archie Shepp. Certains de ses musiciens, Tyner et Jones, et une partie de son public se détacheront de l’aventure, tellement avant gardiste. Il mourra d’un cancer du foie en 1967, brutalement.
John Coltrane fut l’auteur d’une vie autant que d’une musique incomparable. Sa confiance en lui provenait sans doute de son enracinement d’enfant et de sa mère aimante. Pourtant, il n’a eu de cesse de se surpasser. Mais sa faculté à gagner la reconnaissance auprès de ses mentors fut tout autant remarquable, quand bien même ses addictions n’en faisait pas un partenaire fiable. Enfant unique, il sut se créer une famille d’artistes fidèles. Il parvint même à construire un foyer autour d’Alice et leurs trois fils. Sa singularité résidait peut-être dans une extraordinaire capacité de résilience empreinte de spiritualité, ce qui l’a amené à puissamment surmonter les deuils, le racisme et la drogue.
Sa recherche, jamais satisfaite, n’était pas technique. Car la technique se devait d’épouser une quête plus fondamentale. Epris de philosophie et de métaphysique, il cherchait à déclencher chez ses auditeurs l’éveil à l’amour absolu. Le vedettariat était secondaire. Il ne jouait pas du saxophone, il priait.
Quelques jalons sur la route
Blue Train (1958)
Giant Steps (1960)
Live! at the Village Vanguard (1962)
A Love Supreme (1965)
Meditations (1966)