A.B.O., ce simulacre d’habitat à forme de pixel monumental, fait de bois et d’acier et construit à six mains au moins, figurait un moment suspendu, pour se réfléchir dans un monde commun. Tel le poste avancé des confinements à venir, subis ceux-là, il annonçait les bifurcations nécessaires et ce retournement auquel nous ne pouvons nous soustraire, une fois parvenus au bout de nos impasses. La parution de mon récit de l’installation A.B.O.* à l’été 2002, quelque part en ciel et mer, manche et océan, sables et roches, sur une dune battue par les vents, me ramène à ce moment où tout avait déjà commencé d’indiquer le changement d’époque sinon de siècle, dans une atmosphère particulièrement délétère. Inéluctable ?
Souvenons-nous, 2002 en France, Europe, planète terre. L’extrême droite devant la gauche de gouvernement à l’issue du premier tour des présidentielles. Aujourd’hui, elle est annoncée faire jeu égal avec la droite de gouvernement selon les sondages du second tour des présidentielles de 2022. Les délinquants étaient alors un motif de crainte sécuritaire que l’on exacerbe pour faire un score électoral, maintenant il est convenu de les assigner à une religion, une origine lointaine, un type ethnique. La réponse était déjà technique, la vidéo-surveillance fascinait les édiles. Aujourd’hui, quelques attentats et une pandémie plus tard, les forces de l’ordre font peur aux honnêtes gens et les drones policiers survolent les villes. Les cafés commençaient de fermer et les citoyens de s’isoler. Alors inexistants faute de matériels, les réseaux sociaux numériques tiennent maintenant lieu d’échange, où le lynchage fait loi. Smart phones, so smart…
Il y a vingt ans, la bourse s’effondrait dans un fracas de valeurs dites numériques. Cette année, les licornes à plus de un milliard de dollars de capitalisation sans avoir un seul client et vendu un seul produit ont un nom : SPACs, pour special purpose acquisition companies, dont le but avoué est de rincer épargnants et investisseurs avant le krach. Pendant ce temps, la Chine est devenue l’usine du monde et déverse sur les quais de nos ports des masses d’objets dispensables. À la fin du millénaire, le GIEC se voyait opposer des dénis portés avec virulence aussi bien par la majorité du personnel politique et quelques scientifiques égarés que par des médias complaisants avec leurs annonceurs. La bio-diversité n’était pas non plus considérée comme un sujet sérieux, juste une préoccupation pour promeneur du dimanche ou prince consort. Actuellement, poussés par des opinions inquiètes, les pouvoirs peignent en vert à tout va, mais dans les faits, rien ne change.
En 2002, les Etats-Unis et leurs alliés préparaient une opération militaire gigantesque afin de punir un pays qui ne les avait ni menacé ni attaqué. Désormais, nous parlons de nouvelle guerre froide à trois, USA, Russie, Chine et constatons l’effondrement de l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Syrie, du Soudan et de la Lybie. Thank you boys! Alors oui, “Un Abri, un Banc, une Œuvre” traduisait un certain pressentiment. Que la peur dominait les esprits et armait des forces obscures que l’on s’était plu à oublier. Et dont pourtant nous savions qu’une fois sorties de leur repaire, il serait difficile, sinon au prix de difficultés immenses et de pertes humaines incommensurables, de les ramener à la raison. Qu’il était temps d’arrêter le massacre et de nous regarder en face, collectivement, dans cet environnement d’une valeur inestimable que nous avons pour habitude de regarder comme un décor immuable, “la nature”.
Notre époque, que l’on qualifie d’anthropocène, que d’aucuns nomment capitalocène, est d’ores et déjà un plastocène. Les gyres de plastiques en désagrégation qui tournent dans les quatre grands océans feraient hurler de rage le capitaine Némo. Nous en sommes réduits à collecter des fonds pour lancer des bateaux-balayettes qui vont ramasser nos déchets à la dérive : aujourd’hui, le Nautilus est un éboueur. La mer comme réservoir de vie commence son extinction. Comme pour le confirmer, la Méditerranée, berceau dit-on de nos civilisations, recueille en ses fonds les corps des âmes perdues de notre siècle, en quête d’un monde meilleur, appelées par les derniers feux des naufrageurs d’une Europe aux lumières disparues. Vingt ans de gâchés ? Oui, sur un plan politique, économique et technique, comme l’illustration des blocages qui empêchent toute transition non-violente. Non, si l’on voit comment la question écologique tend à traverser les débats quand les démons identitaires lui en laissent l’espace.
En 2002, le management par objectifs n’avait pas encore détruit les cadres dans les entreprises et les administrations. Le sujet du burn-out n’était jamais abordé, tout au plus le voyait-on apparaître dans la rubrique société, pages “international” des journaux : le karoshi des japonais allait pourtant répandre sa banalité partout en occident jusqu’à voir le terme galvaudé, sans pour autant être reconnu par la médecine du travail ou le droit social. La généralisation du numérique dans la vie au travail finira par abolir les frontières entre ce qui relève du privé, du professionnel ou du public. Désormais, chacun(e) est invité(e) à devenir entrepreneur(e) de soi… à condition de respecter la distanciation physique.
Le vocabulaire n’avait pas encore élu l’expression “pervers narcissique” comme pouvant recouvrir toutes sortes de déviants abusifs. Le mot de “vampire” en tenait lieu et d’ailleurs nombre de films et de séries TV comme Buffy popularisèrent le concept, dans le sillage du Dracula de Coppola. Suivit alors abondance de romans, magazines et ouvrages de psychologie comportementale. Depuis, nous vivons dans le tumulte d’une période de dénonciation des emprises instituées. #metoo partout, enfin libres ?
Il y avait une utopie d’artiste dans A.B.O., celle d’ouvrir un espace aux franges et qui soit non institutionnel, pour permettre l’ouverture apaisée d’une relation individuelle et collective au sensible. Soi et les autres, avec. Travailler ensemble aussi. Les réactions qu’il a suscitées témoignaient déjà de l’œuvre qui reste à accomplir.
*voir https://lasmaf.squarespace.com/installations#/abo/
** Disponible chez Nautilus Éditions : https://nautilus-editions.com/produit/onnevoitpluslamer/