La tempête avait repoussé les lentilles d’eau au bout de la mare, il fallait profiter du moment et aller chercher l’épuisette, malgré le froid. Il me fallut quelques jours pour en venir à bout, comme un gondolier patient, pêcheur de plantes aquatiques. A la faveur de ces travaux, il me vint quelques réflexions, comme une méditation de bord de mare. Liminaire.
Pour commencer, ces “lemna minor” sont des créatures douées d’aptitudes et de qualités remarquables. Asexuées, elles se reproduisent à raison d’un doublement de la surface couverte par 24 heures en climat tempéré. Elles se nourrissent de l’azote et des phosphates présents à l’état naturel dans les eaux calmes, à fortiori sur des bassins d’épandage d’eaux usées. Certaines variétés de lentilles, riches en protéines, sont utilisées comme alimentation animale ou même humaine. Les carpes et les canards en raffolent, les emmenant d’une mare à l’autre, comme pour cultiver des champs d’eau destinés à les nourrir. Le développement des lentilles d’eau traduit une propension à l’invasion sans limites, seulement bornée par les contours du plan d’eau. Une fois recouvert, la couche s’épaissit, jusqu’à plonger le bassin dans l’obscurité. La photosynthèse s’arrête, la vie aérobie est alors asphyxiée, c’est l’eutrophisation. Au bout d’un moment, en l’absence de prélèvement d’origine animale ou humaine, elles se décomposent, régénérant un cycle apparemment infini. Hormis à des fins d’alimentation, les instituts agronomiques réfléchissent à leur mise en culture sur des bassins d’eaux usées, pour les recycler ensuite comme engrais. Elles présentent donc un intérêt écologique évident pour les collectivités. Leur présence, accentuée par les activités agricoles et l’habitat, témoigne d’une forme d’irréversibilité des processus invasifs, au point qu’elles savent couler quand il fait trop froid pour revenir à la surface aux beaux jours. Elles sont une forme de vie automatisée, autonome, voire autosuffisante dans un contexte favorable. De quoi méditer, donc. Par exemple, sur le recouvrement inéluctable d’une réalité par une autre, d’une substitution de vie, jusqu’à l’épuisement.
Maintenant, mouillons-nous. Il ne se passe pas un jour sans que des journalistes s’émeuvent des formidables progrès des intelligences artificielles et que utilisateurs se fassent l’écho des incroyables possibilités qui leur sont - pour le moment - offertes, sur des réseaux sociaux eux-mêmes pilotés et administrés par d’autres IAs. Chacun-e est prêt-e à renoncer à son discernement du moment qu’il-elle peut consulter l’oracle digital à tout moment depuis son téléphone ou sa station de travail. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir revenir le magique sous forme numérique. Sans préjuger des technologies mobilisées, allons explorer les chemins d’une mythologie inactuelle et essayer, pourquoi pas, d’en distinguer quelques impasses.
Dans un temps pas si lointain en Europe, nous pouvions invoquer les esprits d’une source ou d’un bois et tenter de se concilier leurs bonnes grâces. Nous étions animistes jusqu’au moment une religion d’inspiration judéo-grecque finit par convertir toutes ces pratiques en cultes de saints et saintes, thaumaturges parfois, doté-e-s de vertus inatteignables, le plus souvent.
Puis, la nature gagnant en science ce qu’elle perdait en légende, nous entreprîmes de la soumettre, par tous les moyens de la technique triomphante. L’appropriation des ressources connut alors une frénésie sans limites, le droit évoluant au gré des découvertes de profitabilité. Humains mis de côté dans des catégories dites inférieures, non humains broyés par le machinisme, les colonisations prirent des formes diverses selon les phases de l’histoire moderne. Alors oui, si les concepts d’égalité et de liberté diffusés à l’époque des Lumières ont pu s’inspirer de la rencontre avec les peuples amérindiens, les encyclopédistes en instaurant un homme démiurge débutèrent l’instauration des tyrans tout-puissants. La politique bute sur le capital technique, déjà. Les âges industriels virent la mise au pas des populations rétives, dans des villes usines d’abord. Pour les plus instruits, il leur fut laissé le romantisme pour nostalgie, Sturm und Drang et Mare au Diable. Quelques artistes organisèrent la résistance, Ecole de Barbizon, Ecole de Pont Aven, Nabis. Chant du Cygne Noir, ultime Talisman. Le pire survient ensuite, quand sous prétexte de retour aux sources des civilisations ancestrales, la mort industrialisa la mort, deux guerres mondiales, gazage des fantassins, massacre à la mitrailleuse, bombardement au phosphore, chambres à gaz, anéantissement nucléaire. La notion d’esthétique s’était évanouie avec Duchamp, le désespoir envahit la peinture de l’Ecole de Paris et des expressionnistes abstraits, la joie factice du Pop Art vient recouvrir les classes moyennes d’un linceul d’illusions, la place est libre pour l’avènement de l’informatique de masse. Interagir en réseau, comme une armée docile de consommateurs un jour de soldes. Prendre et jeter, encore et plus encore. Pléonexie compulsive, irrépressible, sauf accident. Les krachs se suivent mais qu’importe, la monnaie se virtualise de plus en plus, indolore. Depuis le chèque de Yves Klein, la dette est une abstraction immatérielle et sans lyrisme, simplement une Nouvelle Réalité. Quelques années plus tard, les artistes et les philosophes dissertent à propos des jeux vidéos, seules les Wachowski se fendent d’une critique monumentale de la société du spectacle numérique avec une trilogie 3D, toutes et tous Matrixé-e-s pour l’éternité ?
Et les cyborgs s’invitent au Festin Nu. Dignes héritiers des Robber Barons du charbon et de l’acier, les Métabarons de la Tech colonisent la planète par le code, réduisent en algorithme la vie de milliards d’êtres humains. Les scientifiques deviennent de simples gestionnaires, les ingénieurs jouent à la play station sur des logiciels de conception 3D, les politiques défilent sur les tapis rouges, le pouvoir est ailleurs. Idiots utiles, une poignée d’artistes se poussent pour être remarqués puis financés par les derniers tycoons du Luxe. Car l’Art est un Luxe, même quand il est stupide. D’aucuns se demandent si l’IA ne va pas les supplanter définitivement. D’autres expliquent que la clé est dans le “prompt”. Comme si une IA bien élevée dans ses bunkers réfrigérés ne savait pas prompter toute seule. Les enseignants professent que nous devons adapter les enfants à ce nouvel environnement. Dette et Devoir pour Obéir, toujours. Léviathan est un conglomérat anonyme de pixels, HAL est déjà loin, il nous est demandé d’être bienveillant avec les machines, elles sont si gentilles. Hegel peut être content, l’esprit du temps est une nano-puce chargée en données toxiques.
Asphyxiée la démocratie issue des traditions néo-classiques du XVIIIème. Etats faillis, territoires poubelles, fin d’une Histoire, début d’un cycle ou l’asservissement digital, tel que de trop rares auteurs de Science Fiction l’ont pensé, est devenu une norme sociale, par commodité. “Pourvu que je scrolle et que je trolle, alors je jouis de moi.”
Dante est mort. Pas ses enfers.
Quelques références au fil de l’eau :
Nick Bostrom, “Superintelligence”, (2024), Dunod
Nicolas Nova, “Persistance du merveilleux”, (2024), Premier Parallèle.
David Graeber & David Wengrow, “Au Commencement était…, une nouvelle histoire de l’humanité”, Les Liens qui Libèrent, (2021).
William Burroughs, “Le Festin Nu”, (1954), Gallimard.
David Cronenberg, “Le Festin Nu”, (1991), Century Fox.
David Chavalarias, “Toxic Data”, (2022), Flammarion.
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Yves Klein , Chèque, (1959), Encre, peinture dorée sur papier collé sur papier gouaché, 15,5 x 37 cm
Chèque: 9,7 x 31 cm, Centre Pompidou.