Nous sommes endormis et nous devons apprendre à rêver éveillés, telle est l’injonction paradoxale du moment. Des activistes nous sermonnent depuis leur chaire médiatique, nous tous coupables d’oppression envers une communauté dûment identifiée, tandis qu’un réseau social monopolistique nous invite à rejoindre un monde parallèle et merveilleux. Petit bilan de notre aliénation ordinaire.
Contrairement à la foultitude de réactionnaires de tous bords qui se sentent outragés par le wokisme venu de ce « nouveau monde » si impérieux, je n’ai rien contre le fait de réexaminer l’histoire de l’occident et d’en exhumer ses tragédies. Que nous rendions justice aux peuples « indigènes » et premiers, aux colonisés et aux femmes, aux homesexuel-le-s et aux transfuges de toutes obédiences me parait utile sinon indispensable, ne serait-ce que pour éviter de rééditer ces drames. De remettre au goût de jour la notion de « race » me semble a contrario pernicieux, même sous un louable prétexte. Je m’en tiens en effet à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen comme point de départ, n’en déplaise aux tenants de tous les particularismes. Oui, je suis universaliste option multiversel, raison pour laquelle je pense que les entorses faites à ces principes doivent être corrigées et que les régimes qui persécutent ou ostracisent doivent être dénoncés et combattus. Question de fraternité humaine d’abord, de liberté pour toutes et tous et d’égalité partagée, cela va de soi. Car finalement, ce que réclament les partisans d’un wokisme militant, c’est tout simplement l’application universelle des droits humains. Et que leur origine soit hébraïque, grecque, latine, médiévale ou renaissante n’y change rien. Pour bien illustrer mon propos, les évangélistes latino-américains qui convertissent de force les populations autochtones au Brésil contreviennent gravement aux lois qui devraient les régir, en tout premier lieu le droit inaliénable au libre-arbitre. Nous pourrions citer les « conversions » des homosexuels par des sectes catholiques jusqu’en France, c’est la même abjection. De réclamer une exception communautaire pour faire respecter un droit universel est pour le moins paradoxal. Un droit humain ne souffre aucune exclusion, point.
Il convient ici de faire la distinction entre ce qui relève du regard des autres, le préjugé racial par exemple, de la construction intrinsèque d’une identité. Un individu mis au ban ou dépouillé de ses droits civiques parce que « noir » va finalement intérioriser cette relégation, ce qui est le but de ces politiques immondes. Mais il n’en est pas l’auteur. A contrario, une personne qui choisit une sexualité ou un genre, élabore sa personnalité sur des bases qui lui appartiennent, sans répondre à aucune injonction initiale. C’est alors que le regard des autres change, selon le degré de tolérance de la société qui l’environne. Les personnes LGBTQI déclarent et assument leur liberté d’être, c’est infiniment respectable et constitue un bon indicateur de liberté civique.
Malheureusement, le mouvement d’émancipation woke, encore une fois nécessaire à bien des égards, conduit souvent, telle une nouvelle église tendance mao, à des exclusions qui font peu de cas des libertés d’être, de créer, d’inventer. Pour le dire simplement, une femme iranienne doit pouvoir jouer le rôle d’un transsexuel juif, ou alors aucune rationalité, aucune sensibilité et encore moins d’empathie ne nous sont laissées. L’appropriation culturelle du blues par des rockers blancs, du yoga par des européennes ou du bouddhisme tibétain par des californiens est précisément un signe d’humanité en création. Créolisation diraient certains, et bien pourquoi pas ? Si cela peut nous éviter des guerres civiles… Nous pourrions regretter l’époque ou des artistes, souvent au risque de leur vie, transgressaient les limites du genre, de la sexualité, de la classe sociale et de la couleur de peau. Aujourd’hui, un certain fanatisme l’interdirait, et David Bowie serait alors mis à l’index.
Nous vivons une époque où des idéologues à court de raisonnement voudraient imposer une assignation à résidence généralisée, en d’autres termes réduire l’identité d’une personne à son origine, son genre ou sa sexualité. Cela arrange les furieux, qui trouvent les justifications à leurs délires identitaires, qu’ils soient nationalistes, racistes ou antisémites.
Ce n’est pas fortuit si des géants de la psychologie sociale industrielle comme Facebook ont choisi de devenir les promulgateurs du méta-univers*, le fameux métavers. Car, lorsque une société a été atomisée, la violence s’installe, guerre de tou-te-s contre tou-te-s. Alors vient le besoin de s’échapper de ce monde hostile. Le besoin d’un espace de liberté fait rêver, les Gafam nous le vendront par abonnement. Nous troquerons ainsi une aliénation contre une autre sans jamais trouver de solution. Parce que nous avons abandonné l’idée même de société, la collectivité marchande ne nous permettra plus que l’expérimentation virtuelle d’illusions immersives, une créativité programmée sur menu déroulant, un ersatz de vie sensible, pour nourrir un Léviathan toujours plus avide. Là, nous pourrons dans un jeu de rôle apparemment illimité, essayer des vies autres, séduire des êtres inaccessibles, oppresser nos dominants, libérer notre part animale et compenser nos échecs. Et nous paierons le prix. En dollar, tout d’abord. En addiction ensuite. En perte cognitive enfin. Tout cela pour fuir notre réalité, celle dont nous ne voulons plus assumer la responsabilité, en soi et en société. Pour tenter de survivre dans un gigantesque parc à thème, caméras sur les pylônes et satellites au dessus. Sans ne plus rien inventer.
Un cauchemar dystopique se met en place sous nos yeux et nous ne faisons rien. Comme si la Loi n’existait plus, comme si les droits humains n’étaient qu’une particularité culturelle. Relative, forcément relative. Et pourtant les corps. Et pourtant la gravité. Et pourtant la terre. Habiter son corps et notre terre, ce devenir bientôt impossible ?
Différence, quelle différence ? Renaud Gaultier 2021
*Premières fictions de méta-univers, parmi d’autres :
Le Deuxième Monde, Cryo Interactive et Canal+ Multimédia 1997 : https://www.youtube.com/watch?v=hMpm1G_WK6I
Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, « Le chat, le Révérend et l’Esclave », documentaire, Films Capricci 2010 : https://www.youtube.com/watch?v=kw8j-A6qeCE
Lana & Lily Wachowski, Matrix, Warner 1999 : https://www.youtube.com/watch?v=m8e-FF8MsqU
Wang Dong Hyuk,Squid Game, Netflix 2021 :https://www.allocine.fr/series/ficheserie_gen_cserie=29898.html
Une liste de films pour approcher les mondes virtuels par la fiction : https://www.cinetrafic.fr/liste-film/477/1/les-mondes-virtuels