N’en déplaise aux adorateurs de l’innovation technologique, la question de l’Intelligence Artificielle (IA) ne se pose pas en termes de progrès technique comme souvent en la matière mais de choix de société, voire osons le mot, de civilisation. Certains acteurs du secteur et non des moindres s’inquiètent des conséquences pour notre humanité, d’autres cherchent à nous apaiser, parce que selon eux, depuis l’invention du chemin de fer, « les gens » ont toujours des réticences à accepter la nouveauté technique. Et si le débat était ailleurs ?
Revenons un moment à une époque où la technique entame sa marche triomphale, par le fer, le feu et le charbon, quand Dostoïevski (1821-1881) raconte une histoire sensée expliquer la modernité, ainsi l’épisode du Grand Inquisiteur dans son roman « Les frères Karamasov ». Au temps de l’inquisition espagnole, au XVIème siècle donc, Jésus, de retour sur terre, est arrêté par la police religieuse. Là, son chef explique au « Fils de l’Homme » que la proposition révolutionnaire d’instaurer l’amour et la liberté sur Terre est une dangereuse aberration, dont les humains ne veulent pas. Pour le Grand Inquisiteur, il faudrait plutôt se conformer à l’enseignement tiré des trois tentations du désert auquel seul un être héroïque comme Yechoua a pu résister. Ainsi, les humains veulent du mystère, des miracles et de l’autorité. Rappelons-nous, lors de cet épisode biblique, Satan incite l’ascète du Jourdain à changer les pierres en pain, puis à sauter de la falaise pour voler en compagnie des anges et enfin de prendre possession de toutes les terres qui se présentent à lui pour les gouverner.
Nous pouvons y voir comme une étrange similitude avec les choix que les développements ultimes de l’IA nous imposent. Chacun s’accorde en effet à considérer qu’il existe une boite noire dans les réseaux de neurones artificiels auquel personne ne peut plus accéder, un mystère donc (imaginez si nos ingénieurs avouaient ne rien comprendre au fonctionnement d’une centrale nucléaire…). Mais aussi que les bénéfices attendus, en imagerie médicale par exemple, permettront de résoudre bien des problèmes jusqu’ici insolubles, un vrai miracle algorithmique nous dit-on. Et qu’enfin la puissance conférée par la maîtrise des IAs donnera aux individus et plus encore aux organisations des capacités encore jamais vues, la puissance ultime et sans limites.
De ce fait, nous pouvons acter que la question est ontologique, autrement dit, ce que signifie être humain. D’ailleurs, ceux qui investissent sans compter dans ces architectures neuronales sont les mêmes qui prônent le long-termisme et le transhumanisme. Ici, le désir de puissance, le miracle de vaincre la mort s’accommode ici bien d’un mystère jamais explicité : que deviendra notre humanité enserrée dans ces réseaux intelligents ? Certains esprits énoncent que l’usage d’un outil dépend de son usage et de là de son propriétaire, qu’il ne faudrait en aucun cas ralentir cet essor, comparé à un « nouvel âge des Lumières » (sic). En plein changement climatique d’origine humaine, si l’on considère que l’incapacité politique pour faire face aux crises de l’anthropocène est sans doute le marqueur global et majeur de ce XXIème siècle, nous voilà rassurés. Nous pourrions d’ailleurs nous demander si la ruée vers l’or de l’IA ne dissimule pas une croyance qui établirait que cette technologie nous sauvera des misères que les progrès passés nous infligent. Miracle, encore, pensée magique de geek, toujours. Mais perspectives d’enrichissements incommensurables, aussi.
Il existe bien encore dans nos démocraties des personnes instruites qui pensent pouvoir réguler les pouvoirs de l’IA. L’Europe s’en préoccupe, les États-Unis aussi. Ailleurs, la question ne se pose pas. La course à l’armement pour dominer le monde sans partage est lancée depuis longtemps déjà, rien ne fera renoncer les compétiteurs. Les firmes qui investissent et produisent ces IAs lèvent des fonds colossaux, là non plus rien n’indique un ralentissement. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est que ces IAs donneront à leurs maîtres des capacités de contrôle et de destruction jamais atteintes. L’Être à jamais vaincu par l’Avoir ? L’IA nous pose à nouveau une question que nos conforts, du moins pour la partie occidentalisée de l’humanité, avaient pour un temps effacé. Et nous sommes sans réponse.
Dans le récit biblique, il est bien question de notre désir de jouissance sans frein, de nos appétits féroces et insatiables et pour finir de ce pouvoir absolu qui nous couronnerait faux Dieu. Notre temps voit ce moment advenir et nous sommes nus devant l’impensable. Et si le Grand Inquisiteur ne s’est pas trompé, il nous resterait alors l’illusion ou l’effroi.
Ill. “Roi du Monde ?”, huile sur toile, 162x130, Renaud Gaultier 2022.
F. Dostoïevski (1821-1881), “Les Frères Karamazov” (1880), Trad. A. Markowicz, Babel 2002.
Pétition pour demander un moratoire sur l’IA :
Yann Le Cun (Meta), se prononce contre la régulation de l’IA :
Geoffrey Hinton on AI dangers :