En écoutant ou en lisant François Jullien, ou encore Jean-Pierre Vernant, nous pouvons nous étonner des ponts possibles entre des rationalités grecques et chinoises, et plus encore entre des philosophies de l'agir réfléchi. Au moment ou nous sommes surexposés à des discours sur l'innovation qui ne serait que rupture, il est sage de nous reposer sur les rives de ce qui nous fait penser. Le concept de Mètis, océanide ondoyante et changeante, fille d'Océan et de Thètis, nous renvoie à la notion de projet, tel que Platon nous l'a légué, tel que notre physique galiléenne, cartésienne et newtonienne nous l'a structuré. Car Mètis déconstruit le projet, et Mètis ne traite que de situations. Ni plan, ni application pratique d'un postulat théorique, agir consiste à créer les conditions d'une exécution facile, en fonction des circonstances rencontrées. Un art de la rencontre, un situationnisme avant la lettre. Ulysse le rusé résoud L'iliade en un coup, son cheval de bois modifie le rapport de forces en faveur des Achéens. Ce qui est dehors vient au dedans, l'asymétrie est renversée, fin d'un affrontement en lignes régulières et bien ordonnées, où tout est sous contrôle.
La Chine contemporaine ne peut plus cacher ses transformations derrière un mur de silence : tout le monde craint aujourd'hui son effondrement après avoir spéculé sur son éveil. Pas de doctrine rigide depuis la révolution culturelle, dernier avatar de l'assimilation des cultures politiques occidentales, seul l'avènement de la technique au service de la grandeur de l'empire compte désormais. Dans l'Art de la Guerre, Sun Tzu enseigne que la bataille n'est que la conclusion d'une opération longuement préparée, "pas de quoi louer le général victorieux". Un processus à bas bruit, un aménagement des conditions en sa faveur valent mieux qu'une épopée à grand fracas. Nous qui cultivons le culte des héros, du courage et du génie singulier en circonstances critiques, une culture nous enseigne que la difficulté ne fait pas le mérite et que la victoire se remporte sur la durée obscure. De quoi méditer à l'échelle d'un monde financiarisé à l'extrême du risque systémique. Qui sortira vainqueur du prochain Krach ?
Plus proche de nos préoccupations entrepreneuriales, nous pouvons nous demander pourquoi nos sempiternels féodaux Agamemnon et Priam ont-ils repris le pouvoir en occident, tandis que Ulysse continue de parcourir les mers indomptables avec sa bande de start-uppers mal rasés ? Peut-être parce que Platon nous a expliqué qu'il fallait rationaliser la politique et mieux, la modéliser selon un idéal. Alors installer la bureaucratie comme horizon indépassable du travail organisé, pour que la réalité corresponde à sa projection, ou pire, son fantasme.
Il est aujourd'hui cocasse de constater qu'une théorie anglo-saxonne non platonicienne, l'Effectuation, décrive à grands renforts de conférences et de publications l'agir entrepreneurial. Elle reprend les acquis de la Métis, qui sont de ne pas penser les moyens en fonction des ses fins mais l'inverse, pour en faire un succès académique. Picasso disait mettre du rouge quand il n'avait plus de bleu. Rien de nouveau, donc. De même, certains énoncent l'innovation de rupture comme parangon des vertus sociétales et économiques. Dans cet Orient qui nous semble si lointain et si compliqué, la rupture ne constitue q'une erreur de jugement sur les continuités du temps. Pas la même échelle ni la même cartographie, donc. Mais de quoi inspirer des Ulysse qui souhaitent tenter leur chance en mer de Chine et qui naviguent à vue sur l'océan digital.
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