60 F, comme un nom d'escadrille. 60F pour 60 Figure, signale un format de châssis entoilé, 130 par 97 centimètres pour être exact. Mais aussi pour énoncer 60 possibilités de figurations. Figurer plutôt que représenter. Il est habituel d'opposer l'abstraction à la figuration, ce que l'on retrouve dans les mathématiques, en anglais figures signifient les chiffres, ce qui nous rappelle combien nous avons traduit la réalité en nombres. Nous pourrions alors dire que nous avons chiffré ce que nous avons déchiffré du réel, depuis notre perception et tous nos appareils. Et nous continuons, jusqu'à saturer nos calculateurs de "données", pour mieux décrire, expliquer et maintenant prédire. Or rien ne nous est donné, car nous prélevons sans cesse, nous interprétons jusqu'à épuiser le sens de nos mondes, depuis nos désirs de croire, sous couvert de science, que nous exorcisons les choses de leur influence sur nos vies par l'analyse de leur matérialité symbolique. Car nous existons désormais dans l'ombre portée des nombres. Certaines cultures expliquent l'univers visible et invisible par la lettre, combinée sous forme d'un alphabet distribué en une infinité de mots. Mais l'occident a quitté les rives de l'Indus depuis longtemps et seule la digitalisation prévaut. De la photographie argentique au scanner photonique, nous archivons le monde phénoménal, nous imageons nos vies et les réifions parfois de façon compulsive, car les choses ne nous suffisent plus, il nous faut les capturer encore et encore, comme des possédés.
Comment échapper alors à ce destin de sujet devenu objet sous forme composite et multiple ? Se réapproprier les choses tout d'abord, écrire des listes comme Eco et dessiner son environnement comme Buffon ou Linné. Mais mettre à distance les choses comme un acte de contrition cognitif ne suffit plus. Nous sommes submergés. Ce trop plein de choses nous déborde et nous empêche. Une voie s'ouvre parfois sous les pas du philosophe, au terme d'un chemin qui ne mène apparemment nulle part. La peinture aussi peut délivrer du réel qui trop existe. La main sait ce que l'oeil ne veut pas voir. Prendre conscience de la non-existence et lui donner corps sans se perdre en abîmes de paradoxes tient alors à quelques formes pigmentées et agencées selon d'autres aléas, aux frontières des maîtrises anxieuses. Ne nous méprenons pas, il s'agit à chaque fois d'un aveu d'échec, mais il est tangible, marque une avancée là où la musique nous échoue dans la disparition de toute trace, dissous dans une émotion qui toujours finit. Alors oui, peindre pour figurer l'irreprésentable, la non-chose. Et s'abstraire, vraiment.