Le Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris a délibérément affronté l'époque avec deux expositions majeures et simultanées. Rien de fortuit dans ce parti pris, les "co-workers" entrent en résonance avec la Factory Warholienne de la meilleure des façons. La génération post 1989, née après ce millésime et d'autres qui l'ont précédée avec les mêmes préoccupations, importe les nouvelles formes du travail dans un musée ô combien prestigieux, dévaluant presque son voisin d'en face, le Palais de Tokyo, si hype, si Dj, si lounge, si nécessairement le symptôme utile de ce que l'on trouve dans l'écumoire du temps frénétique. Individualisme en réseau donc, entre Apple, Samsung et Ikea, figurant des espaces et y introduisant des objets rematérialisés depuis des images agrégées sur le www et reproduits en séries limitées, forcément limitées.
Quelles réalités extraire du réseau, quelles activités et connaissance mobiliser pour trier, développer et traiter ces "choses" là, quelle valeur donner au statut d'auteur ou d'artiste à partir de ces données - entendre choses non payées mais consommées - sans hiérarchie, organisation ou homogénéité ? Avec qui "œuvrer" ? Pour quelle audience, dans quel cadre de monstration ? Rarement un tel vent de fraîcheur interrogative a parcouru les salles hautes du MAM.
Tout autre était l'éternel retour du barnum Warholien. Remarquablement mis en scène, trente ans de curation ininterrompue à partir du travail du maître de la mise en scène de soi, cela vous aguerrit des commissaires, mais cela pourrait en épuiser le sens, aussi. Comme en écho aux installations immersives parsemées d'intelligence ambiante de l'exposition "Co-workers", nous avions droit à des projections croisées, ah le plaisir d'être traversé par Lou Reed ou Nico dans le show de leur jeunesse, d'affronter le regard froid et sans pitié de Marcel Duchamp durant un long plan séquence, de regarder quelques cowboys bien montés éplucher langoureusement la banane dans une provocation désuète, de tenter de percer l'énigme Dylan derrière ses Ray Ban, ah.
Muséographiquement, la notion de série est bien transcrite, en particulier avec les "Electric chair" et les "Mao Zédong", où la non intervention de l'artiste est contredite par le geste peint, le choix d'une lumière, une couleur, un clair obscur ou un contraste. Il était amusant de retrouver une madonna "Ciccione" dans un cabinet disco chez les youngsters du dessus, nés après la mort du maître, une continuité pop sinon trash, renforcée ailleurs par l'apparition d'une tonsure étoilée du footballeur Cissé, mème photographique revenu des limbes duchampiens ; et aussi distrayant de constater l'évolution au plus près des modes du graphisme des affiches et des flyers du publiciste compulsif. Un autre moment pour réinscrire le diable argenté dans l'histoire de l'art : ses silver clouds, métaphore joueuse de cette superficialité dont nous nous délectons tant, nous les adeptes du cloud addictif de nos émotions numérisées.
Et puis, ce fut le choc de "Shadows". Vertige de la figuration répétitive ou plan séquence abstrait ? Plus d'un demi-siècle après l'expérience de peinture totale des Nymphéas de Monet, notre ami américain installe 102 toiles sérigraphiées dans la la grande galerie, juge de paix s'il est de la résistance d'une peinture à l'espace qui l'environne jusqu'à l'engloutir. Une variation sur la disparition, l'ombre d'une présence en plein ou en vide, forme et contre-forme, une partition de cette musique qui ne lasse jamais. Une transe.
La Factory de Warhol and Co fut nous le savons une longue expérimentation de ce que peut être une interrogation sur le système de production à un moment donné. Figuration rigoureuse de l'age industriel et de ce post-industriel d'images et de signes qui s'ensuivit, l'œuvre de Warhol, qui étirait ses happenings entre les sérigraphies, comme pour annoncer les échappées à venir, résiste au temps de l'histoire. Ses oscillations sadiennes, exposer la contrainte et la pulsion pour mieux s'en affranchir, manipuler les corps et tordre les esprits, capturer le temps fuyant, auguraient peut-être de quelques sentes perdues dans le vaste champ du world wide web, côté sombre. Il est à noter qu'à la différence du patron de l'usine à bananes tigrées, la nouvelle génération, qui pourtant assume sa filiation Duchamp-Warhol, se raccroche au tangible, au fait main post-digital. Bricoler du code, comme pour se rassurer.