L'actualité de l'art pas plus que son histoire ne connaissent de coïncidence gratuite. L'année 2017 a vu l'art de la performance s'inviter dans les foires (FIAC), remporter la palme d'or au Festival de Cannes (The Square) et s'exposer au Tri Postal de Lille. De quoi est-ce le signe ? essai de décryptage succinct.
L'art dans la vie façon Trisha Brown qui irrigue toute la danse depuis les années 60 jusqu'à remplir Avignon et ressusciter l'esprit de scandale, le très référentiel activisme viennois, voire les happenings montrés par le Centre Pompidou issus d'une tradition riche de figures emblématiques et singulières comme Yves Klein, Joseph Beuys ou Marina Abramovic qui revient sur leurs histoires jusqu'au cinéma qui s'en empare pour démontrer un propos et déconstruire un état de société. Sans oublier un centre dédié, l'excellent "Générateur", conduit par Anne Dreyfus et Bernard Bousquet, qui a fêté ses 10 ans à Gentilly ; ou de citer le très médiatique Abraham Poincheval qui s'enferme publiquement dans un ours, une bouteille ou un rocher. L'époque bruisse de ce retour à la Performance.
Paradoxe de notre temps mémoriel, le happening est censé échapper à la fixation. Il crée une temporalité qui se noie dans l'oubli ou le souvenir des personnes présentes. Mais il se crée une mémoire, assemblage hétéroclite de photos un peu floues, de films tremblants et de textes épars voire de manifestes vengeurs. Car il s'agit de contester un ordre par la mise en scène d'un désordre donné à vivre à un groupuscule plus ou moins politisé. Contre l'art officiel, les galeries, le marché, l'Etat. Il n'est donc pas étonnant que les activistes de la fin des années 80, tels Act Up ou Greenpeace, se soient emparés de cette modalité particulièrement expressive. Les années 2010 ont vu les Femen répliquer aux Pussy Riot ou aux Gorilla Girls. Parce que c'est rentable. Pour une petite dépense technique, un gros bénéfice médiatique peut en résulter. L'art des sixties a rencontré l'agit'prop des twenties au croisement du XXIème siècle. L'âge des réseaux sociaux a étendu le domaine des luttes, possibilité est désormais offerte à tout collectif ou individu suffisamment organisé de diffuser une "action" qui rencontre un écho. Il s'agit maintenant toujours de choquer, provoquer et séduire hors d'un cénacle de convaincus, loin des galeries ou des réunions officielles mais de le faire dans un pays de 1,5 milliards d'humains minimum, la toile FB par exemple. Ai Weiwei lui-même s'y est mis, sous les bons auspices de LVMH. Certains peuvent à juste titre estimer qu'une starlette d'Instagram, Kim Kardashian ou Katy Perry, en contaminant le web de vidéos virales autocentrées ont réalisé les prophéties de Guy Debord. Certes. Mais y regarder de plus près, le retour en grâce de ces formes ultra-expressives est peut-être le signe d'un phénomène autre.
The Square, de Ruben Östlund avec Claes Bang, Elisabeth Moss et Dominic West obtient la Palme d'Or à Cannes 2017. Il y est question d'art contemporain, d'amour, d'engagement, de morale, de communication virale. Une performance parachève le tout dans une scène d'anthologie, un épilogue venant gentiment panser les plaies d'un spectateur qui ne sait s'il doit rire jaune ou pleurer sur sa propre bêtise. Certains y ont vu une caricature savamment mise en scène, les tartufferies d'une société scandinave qui se prétend en tout point parfaite étant décortiquées au cours de longues séquences glaçantes. Les bien-pensants, les intellectuels érudits forcément progressistes et jouisseurs, les immigrés parfois délinquants mais pas plus qu'un col blanc bien établi, les publicitaires cyniques à la recherche du buzz ultime, les mécènes et donateurs qui s'accrochent à leur sentiment d' appartenance confortable, les artistes officiels et leur appareil critique d'une absolue prétention, tout ceci est connu. S'y ajoute un acte performatif, le tracé d'un carré au sol, pour délimiter une zone d'amour inconditionnel. Et une campagne de publicité virale qui brûle une gamine. Scandale facile. Le conservateur qui enfreint la loi pour récupérer son portable et des coucheries hypocrites entrecroisent une intrigue touffue décrite cliniquement. Là n'est pas la question. Elle explose lorsque la bête s'invite au dîner des donateurs. On pense à ces mondanités imbéciles qui, restrictions budgétaires des finances publiques obligent, sont devenues les enjeux et les calendriers des directions culturelles, terminant d'américaniser nos usages. Un homme torse nu fait irruption, et joue le gorille alpha. Il installe un amusement, fait frissonner et rapidement chasse l'artiste invité et célébré ce soir là. Le malaise s'installe, les convives en smoking, robes dos nus et rivières de diamants piquent du nez dans leur assiette. La bête s'empare de la femme de l'artiste et la traîne par les cheveux. Personne ne bouge. Il l'allonge par terre. Un viol commence. Un homme un peu alcoolisé enfin se lève, suivi par un autre. C'est la curée. Alors oui, ici c'est le corps qui reprend ses droits dans une société hyper codifiée, l'amour pas plus que le talent ne se décrète, la morale étouffe quand la violence est partout. Facile ? Oui. mais la mise en scène, lente, séquencée jusqu'à l'épuisement émotionnel, nous donne à ressentir pour mieux nous identifier. Selon un jury international, une telle catharsis méritait donc la palme d'or.
La force du propos de Östlund dans The Square réside dans sa faculté à tout disposer selon des situations, à mettre en question nos choix non seulement en raison de nos seuls principes mais selon nos véritables réactions en présence des événements. C'est du cinéma. Où tout est contexte. Dérangeant. Mais dépassé.
Les pouvoirs économiques, que n'inquiètent plus depuis longtemps l'art et les artistes, triomphent partout hors champ du politique aujourd'hui . A l'ère du "quantified self", tout se fabrique et se vend du moment que cela se montre sur un mode digital. Le marché recycle à l'infini la provocation. Il reste encore le corps. Ce dont on doute. Celui qui tombe malade, meurt, connait l'accident ou le désir. La part maudite, la part jouissive, libre parfois. Ce qui atteste de notre présence au monde des vivants. Pour combien de temps ? Orlan a exhibé et réifié ce corps modifiable, mutatis mutandis. Le corps augmenté de technologies pervasives réduit d'autant le degré d'autonomie et de liberté contenu dans la contrainte temporelle de corruptibilité des chairs et des os. Eternellement programmé, définitivement connecté, devenu objet plus que jamais soumis à l'ordre consumériste en cours, le corps connaîtra-t-il une création qui l'émancipe ? Les artistes sont placés au défi du "Fitbit", et en attendant, la Performance raconte les flux qui le traversent, sui generis. Au fait, de quoi souffre un avatar ?
"Performance ! Les collections du Centre Pompidou, 1967 - 2017", TRIPOSTAL, Lille 2017
Matthew Akers, "Marina Abramovic, the artist is present", Pretty Pictures 2012.
Joseph Beuys, "Coyote", 1974 : https://vimeo.com/5904032
Abraham Poincheval : https://www.francetvinfo.fr/culture/expos/video-dans-un-rocher-un-ours-ou-une-bouteille-les-folles-performances-de-l-artiste-abraham-poincheval_2069185.html
http://www.lille3000.eu/portail/evenements/performance-centre-pompidou
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=248683.html
Corps augmenté, humain+ : http://www.cnetfrance.fr/news/transhumanisme-en-route-vers-l-homme-augmente-39793020.htm
Quantified Self : https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf