Il devient difficile d'échapper aux trafiquants de données et encore plus aux discours qui célèbrent l'apparition d'une intelligence-machine, vous savez bien, celle que l'on dit artificielle. Réalité ou simulacre, une pseudo-science tisse à la hâte son réseau de croyances. Devant ce phénomène de foire, restons laïcs.
Résumons : un consortium d'entrepreneurs avisés lève des fonds considérables en affirmant détenir les clés de la prédiction au moyen de calculateurs formidablement puissants et bien programmés. Certes. Et tout le monde gobe l'affaire. Déconstruisons l'arnaque si vous le voulez bien. Si l'on postule que l'on ne croit une histoire que si elle confirme la vision que nous avons de la réalité, alors il est nécessaire de revenir aux motivations et aux origines de la torsion intellectuelle. Les fabricants d'ordinateurs ont intérêt à en vendre. Problème, ils sont de plus en plus puissants et pour beaucoup, individualisés et distribués sous forme de smartphone ou de laptop. Alors il faut inventer des problèmes que seuls des méga computers peuvent traiter. Par exemple, quand IBM fourgue ses activités PC au chinois Lenovo, il lui faut créer un marché pour ses calculateurs et ses équipes de consultants dits à haute valeur ajoutée. Ce sera la "smart city" en 2004. Pour qui ? Pour celles qui ne sont pas encore équipées, à savoir les métropoles et les mégapoles submergées par les problèmes d'urbanisme au quotidien : énergie, transports, sécurité, tout ce qui relève de flux divers. Et ça marche. Précision, Big Blue vend sa "solution" appuyée par un marketing effréné autour de sa machine Watson. Des clients peu compétents et jamais redevables de leurs choix, un discours en miroir fait de promesses jamais tenues et des marchés opaques voire complexifiés à dessein, le système est désormais bien en place. A cela le GAFA, riche de ses captations de données hétéroclites et de ses suréquipements de traitement, réplique par son souhait de prouver que de cette compilation surgira l'or du XXIème siècle. Deux logiques s'affrontent pour s'adjuger qui le consommateur qui le citoyen. C'est donc le moment de parier au Nasdaq.
"Dans le jardin d'Eden", Renaud Gaultier 2017
Le plus étonnant dans cette histoire est que personne ne vient questionner l'approche épistémologique de ce fameux Big Data. Est ainsi postulé que de la masse apparaitra des causalités inédites et des mécanismes cachés, sans qu'il soit besoin de formuler d'hypothèses théoriques. Autrement dit, d'occurrences et de récurrences, les phénomènes trouvent à s'expliquer. Or, comme l'a justement rappelé Etienne Klein récemment, rien par exemple dans l'observation en astrophysique ne permet de déduire la théorie de la relativité. Tout au plus, nous commençons de la confirmer. La coexistence ne fait pas le lien, et si il y a lien, il n'est pas forcément causal et s'il est causal, dans quel sens et dans quelle suite logique ? C'est fâcheux. Nous pourrions nous amuser de cette dépense et de cette spéculation technologique, mais non. Car cela traduit une distorsion intellectuelle, morale et ce faisant politique.
Au prétexte de traiter des problèmes réels, nous sont proposées des solutions illusoires et coûteuses qui exonèrent les décisionnaires de leurs responsabilités. La gouvernance par les nombres est une confiscation de la politique par les programmeurs. Avec l'effacement du doute et du questionnement qui l'accompagne, la pensée s'absente pour ne plus jamais revenir. Le projet se réduit à de la gestion, une optimisation de variables identifiables et manipulables par l'algorithme. Or, en science comme en art, l'essentiel est dans le vide, l'interstice, l'inexplicable et l'inattendu. Le Big Data comble une béance, gave des esprits en panique, réduit l'imaginaire, infantilise. C'est peut-être utile pour remplir des rayons de supermarchés avec des gadgets inutiles, moins pour concevoir la ville du futur. Les informaticiens ont déjà tué la pensée économique, ils vont bientôt en terminer avec les sciences politiques. Ce fantasme de gouvernance cybernétique à la Asimov est une tragédie technicienne qui se termine comme un roman de Philip K Dick. Quand ils ne rêvent pas de moutons électriques, les androïdes souffrent parfois horriblement de leurs émotions, mais peuvent-ils seulement méditer en paix leur funeste destinée ?