(Tous les artistes ne sont pas des innovateurs, mais certains le sont plus que tous : l'art d'innover, l'innovation dans l'art #1)
Jean-Michel Jarre
A la vision de l'excellent documentaire de Birgit Herdlitschke sur Arte TV, il m'est apparu une nouvelle fois combien cet artiste avait su ouvrir une voie originale pour aujourd'hui s'inscrire dans l'histoire de la musique. Désormais préoccupé par sa place et son rôle au sein de ce qu'il appelle sa "tribu", celle des compositeurs de musique électronique, Jean-Michel Jarre livre là plusieurs clés de cette innovation majeure.
Son histoire personnelle tout d'abord, marquée par le départ puis l'absence du père, Maurice Jarre, compositeur de musique de films parti s'exiler à Los Angeles et qui deviendra l'une des figures de Hollywood : on lui doit entre autres Lawrence d'Arabie et Docteur Jivago. Père indépassable, comment exister ? Nourri par l'énergie de sa mère, il va bénéficier d'une première éducation musicale "sauvage" en assistant enfant aux répétitions et aux bœufs du "Chat qui pêche", scène du jazz d'avant garde. Ecouter à 8 ans les débuts de Coltrane, Archie Shepp et Chet Baker lave les oreilles pour la vie. Après son passage au conservatoire de Paris, il rejoint le Groupe de Recherche Musicale sous la direction de Pierre Schaeffer, génie de la musique concrète. Rien de naturel à cela sauf pour le jeune Jarre, petit fils de l'inventeur des Teppaz. A cela vous ajoutez la fréquentation de la peinture des années 50 et vous reconstituez sommairement le creuset d'un esprit libre, curieux et inventif. Il lui restait à remplir un espace laissé vide par un père immense, cet espace si souvent associé depuis à sa musique, ces mégapoles du XXIème en devenir.
Ce que soulignent les artistes interrogés à son sujet, c'est effectivement ce que lui même caractérise par l'absence d'inhibitions, en dépit d'une culture immense : "avec Schaeffer, nous avons pu tout expérimenter, il n'y avait encore ni règle de composition ni style défini, juste une approche et des instruments. Il fallait défricher." Hans Zimmer, lui énonce simplement qu'avec les mêmes instruments, Jarre a créé une musique qui lui est propre et qui a rencontré le monde entier. Charlotte Rampling, sa femme, la première à qui il a fait écouter Oxygène, l'album par lequel tout a commencé, lui avait alors dit : "ce sera soit un succès énorme, soit rien". Explorer l'espace depuis sa chambre, frugalement.
Car plus encore que ses compositions, ce pionnier accomplit sa rupture dans la méthode : il est le premier, avec l'allemand Klaus Schulze, à avoir composé dans un home studio, en l'occurence sa cuisine. Fauché, deux synthétiseurs et un magnéto à bandes en tout et pour tout et il bricole au milieu des années 70s une musique qui a tout déclenché. Rappelons-nous qu'à l'époque les studios occupaient des immeubles, pour loger les consoles de 72 pistes et enregistrer les orchestres XXL, et qu'il fallait deux Jumbo jets pour transporter le matériel des concerts de Pink Floyd ou de Led Zeppelin. Jarre ne s'est pas arrêté là, il a commandé aux ingénieurs toutes sortes de dispositifs électroniques dont sa désormais fameuse harpe laser. Si, personnellement, sa musique ne me touche pas, je reconnais volontiers qu'elle constitue la bande son de la mondialisation, au même titre que les Beatles, Michael Jackson ou Madonna.
Dans le domaine des industries créatives, le cas de l'album Oxygène continue de hanter tout directeur de major : toutes l'ont refusé. Pas de chanson, ni batterie ni guitares, des séquences fleuves, et qui plus est un artiste français, au royaume de la brit music triomphante calibrée top of the pops, personne ne pouvait alors signer un tel projet. Cela fit la fortune d'un petit label français : Dreyfus. Cette incapacité à détecter une révolution n'est pas donc pas le propre des industries traditionnelles. Cela illustre simplement que l'innovation doit conjuguer au moins deux aptitudes organisées : savoir décider et savoir maintenir une culture du nouveau.
Si l'on compare Jarre à l'autre grande figure archéo-électro, Kraftwerk, la différence est de taille : Kraftwerk vient du rock expérimental allemand quand le français est ancré dans une culture de la musique classique et du XXème siècle, augmentée des expérimentations de la musique concrète. Lui-même se sent plus proche d'Edgar Froese du groupe Tangerine Dream. Mais leur point commun réside dans le fait qu'il ne sont pas anglo-saxons. Ils ont donc du inventer pour exister face aux géants britanniques et aux folk-rockers traditionalistes américains. Dans les années 90s et 2000, deux groupes français ont réussi le même hold-up électro, version dance floor : Daft Punk et Air. Ces derniers devenant peu à peu les historiens témoins de la musique électronique, orfèvres du son et collectionneurs de machines. Leurs origines versaillaises, sans doute...
Enfin, Jarre a amené une autre rupture dans la diffusion de la musique populaire : le concert urbain géant. Préfigurant les raves et autres mobilisations de plus de 500 000 personnes, il sort la musique des salles de concert et des stades pour mettre en scène les villes avec des spectacles monumentaux. Il est ainsi le premier à avoir mis en scène Pékin, en 1981, avant de conquérir les USA avec Houston en 1986 pour la NASA ! Depuis, il en a fait un métier, s'éloignant de sa vocation première de compositeur.
Houston, 1986.
Ce documentaire montre un éternel jeune homme, inquiet et débordant d'énergie, WunderKind mélancolique et hyperactif en voie d'apaisement. Peter Pan sincère et touchant, il a simplement osé et su saisir son époque comme personne, avec beaucoup de lucidité. Il a aujourd'hui décidé d'aller à la rencontre de tous les membres de "sa" tribu pour revenir à la musique et composer un nouvel album. Un grand monsieur de l'art populaire, vraiment.
https://www.youtube.com/watch?v=N93ju_saY7o&feature=youtu.be