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Renaud P. Gaultier

Peintures, Installations et Textes

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Picasso me regarde, et...

Gjon Mili, Picasso, 1948 / Diego Velasquez, "Portrait du nain Sebastian de Morra", 1644 / Pablo Picasso, "Homme assis à l'épée et à la fleur", 1969

Gjon Mili, Picasso, 1948 / Diego Velasquez, "Portrait du nain Sebastian de Morra", 1644 / Pablo Picasso, "Homme assis à l'épée et à la fleur", 1969

Picasso me regarde et je vois la statue du commandeur, tout en puissance et en intelligence. je me demande alors comment on peut traverser le siècle et contribuer à le façonner avec quelques pinceaux et des milliers de toiles. Pendant plus de soixante ans, il a enduré les mêmes critiques, les mêmes jugements condescendants et pourtant. Il a tout aplati puis tout redressé, pour reprendre l'histoire de la peinture là où Cézanne, Van Gogh et Monet l'avaient laissée. jusqu'à revisiter les classiques et faire chanter la litanie des saints patrons de l'huile, martyrs en leur temps du chevalet croûteux : Raphaël, Le Primatice, Greco, Velasquez, Zurbaran, Titien, Poussin, Le Nain, Chardin, David, Goya, Courbet, Corot, Delacroix, Ingres, Manet, Renoir, Cézanne, Van Gogh, priez pour nous et notre humanité, chef d'œuvre toujours en péril.

Picasso me regarde et me renvoie à ma pusillanimité. Quoi, se confronter aux plus grands, quoi de plus facile ?! Copier, déplacer, déformer et toujours s'en tenir à des thèmes battus et rebattus, les mêmes des musées, nature-mortes, nus, scènes d'intérieurs, portraits, groupes et batailles, histoire de défier tous les conservateurs. Le reproche courant était qu'il ne s'en tenait pas à un même style pour un même sujet. Inclassable, inqualifiable, insupportable pour la critique qui n'aime pas être dérangée dans ses albums. Aujourd'hui, si la critique en est réduite à de la rediffusion de communiqués de presse de maisons de couture, il fut une époque où défendre son art demandait un courage exceptionnel. Souvenons nous que Pablo a commencé de montrer son travail dans une France déchirée par les suites de l'affaire Dreyfus. Le climat ne s'est pas arrangé entre deux guerres, les insultes répondaient aux provocations et la calomnie n'était jamais loin de l'éditorial. Mais la France accueillait à cette époque les proscrits de l'art et Paris méritait ses lumières, qui prenaient des patronymes exotiques : voici par exemple Modigliani, Picasso, Chagall, Man Ray, Soutine en attendant les Giacometti, de Staël et Mitchell. Le débat se devait d'être furieux mais les artistes pouvaient proclamer leur voie, faire école, vivre libres. Picasso torée sans craindre la critique, supporte la comparaison, cherche la concurrence des Braque et Matisse dans un monde effervescent.

Picasso me regarde et je cherche comment innover et dire l'époque. Il est le cannibale qui fait chair de toute image, la reproduction sépia d'un maître espagnol, la carte postale ou le chromo publicitaire, la statuette africaine comme la talayotique et aussi la toile originale, qu'il collectionnait avec le même appétit. L'académie hiérarchise, clive, excommunie. Pablo rompt l'oukase et affronte le bon goût. Pour changer le monde, il n'est besoin que de le connaître depuis ailleurs. Le décrire pour l'analyser et en donner une version expurgée de ses ancrages stylistiques mais riche de ses emprunts. Aujourd'hui nous confions cette tache aux algorithmes binaires, l'oeil se meurt de n'être plus ouvert sur un monde divers et profus. 

Picasso me regarde et je cherche mes maîtres quand lui dialoguait par dessus les outrages du temps et les modes du moment. Mais avec qui engager la controverse, bon sang ! Depuis trente ans d'art de fleemarket, de bagages à roulettes et de monogrammes bâchés ! Les grands installateurs, Olafur Eliasson, Annette Messager ou Anish Kapoor ? Les derniers peintres du bout de la queue de la comète, Gerhard Richter, Rita Ackerman ou le défunt Antoni Tapiès ? Pas Miquel Barcèlo, ça non. Souvenez-vous de l'exposition Picasso et les maîtres et rapprochez lui celle des épigones contemporains de Pablo. Qui s'en sort avec les honneurs ? Hockney l'élégant et le très militant Adel Abdessemed, Niki de Saint Phalle ayant tôt disparu. Alors, allongeant la ligne du temps, l'étirer là où nous pourrions reconnaître de nous mêmes, dans le quattrocento inquiet et vibrant des conquêtes à venir, dans l'Afrique d'aujourd'hui, des mégapoles sans contours et des téléphones mobiles recyclés, ou encore dans l'Inde fragmentée, somme de disques durs saturés de sens.

Picasso me regarde et je pense à un certain rock anglais, rap de Chicago ou house de Detroit. Ne pas hésiter, faire et voir ensuite. Affirmer une proposition dans une Europe transie, qui a tout oublié de ses artistes et de ses penseurs, qui n'éclaire que faiblement un temps où les néons ne s'éteignent jamais. Ne plus édulcorer par peur de déplaire aux décideurs anonymes, la bureaucratie ne connait que le beige et le gris moyen. Reprendre le fil élimé d'une histoire sans fin, et convoquer les pigments au tribunal des extinctions des feux, proclamer une joie humaine, par delà les zones de transit et les salons d'aéroport ubérisés, s'affranchir des réseaux enclos, hors de portée des juges en ligne et des commerces douteux. 

Picasso me regarde. Et je vois une âme, forte. Douloureusement forte.

 

Wednesday 11.23.16
Posted by Renaud GAULTIER
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