Renaud P. Gaultier

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Peindre en anthropocène

Anthropocene’s burning? « On fire », Oil on canvas, « home » series, 30F (92x73cm), Renaud Gaultier 2019.

La période dite de l’effondrement n’est pas une mais multiple. Elle questionne nos facultés de représentations, nos modes d’actions, plus simplement nos capacités tant elle parait les annihiler toutes. Tentative de remède à l’acédie ambiante.

Quand j’entrepris de peindre “la Genèse en-tête, l’Apocalypse en cours” en 1999, je ne connaissais pas la théorie de l’anthropocène, je ressentais confusément la catastrophe et tentais de la canaliser dans une expression cadrée : 120cmx120cm, huiles sur bois. Comme beaucoup, je me doutais que la mondialisation des échanges globalisait la spéculation et généralisait la prédation au prétexte de progrès. Des théoriciens de l’entrepreneuriat triomphant proclamaient, comme le leur inspirait Schumpeter, que la destruction est créatrice. Rien du coût environnemental n’était pris en compte dans ces représentations tronquées, d’où le monde des êtres vivants était curieusement absent. Ce temps funeste n’est pas révolu, et seul sans doute un bug des algorithmes déréglés mettra un frein à cette financiarisation absurde. “Lachrimae, l’ombre portée des nombres…” comme l’annonçait une de mes installations en 1995. Après les litres d’agent orange déversés au Vietnam, chacun pouvait déjà savoir que le crime contre le vivant était pensé et organisé pour être rentabilisé, il porte aujourd’hui un nom : écocide. Il suffisait ensuite d’établir un pare-feu intellectuel et politique pour dissuader toute tentative de reconnaître les “communs” comme l’air, l’eau, les paysages et les êtres sensibles qui les habitent. Les techniques de désinformation militaire furent mobilisées, ce fut le mensonge néo-libéral.

Aujourd’hui, si la prise de conscience émerge, les actes ne suivent pas. Partout la politique au sens de la vie de la cité des hommes recule. Le modèle intenable dont nous constatons les dégâts de manière flagrante ne survit qu’au prix de technocratures autoritaires.

Certains souhaitent la sixième extinction, du moment qu’elle balaie l’espèce humaine, inapte à maintenir les équilibres naturels issus de millions voire de milliards d’années d’évolution. L’Homme comme astéroïde fatal.

Pulsion de mort retournée contre soi mais surtout terrible renoncement.

Soit. Mais plus de 7 milliards d’êtres humains partagent un espace commun qu’ils transforment jour après jour en déchèterie inondable.

Alors que faire. Des initiatives parfois empreintes de survivalisme paranoïaque, potager, bunker et fusil d’assaut, se font jour sur des territoires encore riches sinon gavés. Mais pas de cela sur les terres déjà ravagées par les sécheresses, les famines, les guerres et les maladies virales. Là bas on fuit. Certains chercheurs tentent de rassembler sur des réseaux en ligne celles et ceux qui veulent retarder l’échéance. Jusqu’à quand ?

Régulièrement les artistes sont convoqués pour se joindre aux grandes manifestations environnementales onusiennes, esthétique tragique et cosmétique décorative. La créativité événementielle comme aveu d’impuissance. Pathétique.

Le problème qui nous est posé est apparemment sans solution. Nous ne disposons pas de compétences propres à la bonne échelle de travail, ici la planète, ni de la bonne échelle de temps, géologique en phase d’accélération.

Alors que faire. sans céder à la prostration qui suit l’inévitable crise d’angoisse devant les malheurs à venir. Peindre, ou avec les moyens du bord, représenter. Mieux, présenter, c’est à dire conjuguer au présent le monde qui se régénère avec et sans les être humains. Notre histoire de l’art occidentale n’est pas avare d’enfers, de jardins des délices, de radeaux médusés et d’exterminations de masse. Devons nous y ajouter les images de l’effondrement en cours ? Je préférerai l’anthropocène à l’œuvre.

Peindre les paradis perdus, les espèces disparues, les espaces avant leur arasement, les douceurs de vivre, les coexistences pacifiques, les amitiés qui soignent. Peindre les fleuves fertiles, les paysages cultivés, les fleurs sauvageonnes, les montagnes enneigées, les jardins buissonnants et les oiseaux assourdissants. Peindre les potagers aux allées rangées, les jardins franglais, les arbres et les surgeons des souches. Peindre les chantiers en commun, les travaux à douze mains et les tablées hilares.

Peindre pour ne pas devenir fou.

“Genèse en tête, Apocalypse en cours” extrait, 120cmx120cm, huile sur bois, Renaud Gaultier 1999-2008.

Un livre fondamental : Grégoire Chamayou (2018), “La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire”, La Fabrique Editions.

Une mise en réseau : http://adrastia.org