Renaud P. Gaultier

View Original

L'esclave et le replicant

Le projet occidental masque depuis les origines une perspective en angle mort : l'esclavage de nos congénères. Les sociétés contemporaines sont issues de cet aveuglement moral, entre déni et justification racialiste. Désormais gagnées par un matérialisme triomphant, elles prolongent ces abus sous une forme techniciste dans le recours massif à la robotique, revendiqué et visible, et le travail forcé dans les colonies économiques, relégué aux confins et caché.

Cet état de fait était annoncé depuis la fin des années 60 dans le roman de Philip K. Dick, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", qui donna lieu à la cultissime adaptation de Ridley Scott, "Blade Runner", en 1982. Un magnat de l'automatisation informatisée conçoit, construit et diffuse des modèles d'androïde capables de combattre ou de travailler sur des colonies planétaires lointaines. De plus en plus sophistiquées, ces créatures se voient implanter une mémoire affective fictive. Un jour, un commando se rebelle et ses membres reviennent demander des comptes à leur démiurge. Un "Blade Runner", éliminateur de réplicants, est envoyé pour les traquer. Sous l'apparence d'un film d'action, ce western apocalyptique décrit un monde dont nous nous rapprochons à la vitesse de la loi de Moore. Plus encore, l'intrigue se déroule dans des mégapoles verticales rincées par des pluies acides, soumises à l'omniprésence de propositions commerciales par des écrans publicitaires en suspension, montre la misère d'une population qui survit à coups d'expédients et de petits boulots sous la surveillance d'une police corrompue, où la technologie devient la valeur ultime. La différence entre humains et replicants s'estompe au fur et  à mesure. Mais alors, qu'est-ce qui nous rend si humain à nos yeux ?

Précisément, c'est le regard et son instrument, l'œil, qui établit la frontière, lors de tests rétiniens répétés. Pour Ridley Scott, le regard met en scène, et la vision du cinéaste, cet ultime fabricant de fiction devient plus vraie que la vie même. 

Dans la suite produite par l'auteur et filmée par Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, le paradoxe gagne en complexité. Le cataclysme écologique a eu lieu, toute nature a disparu, l'air est toxique, le sud de la Californie est une décharge à ciel ouvert, l'humanité se nourrit grâce à des artefacts produits par un autre tycoon irrépressible. Celui-ci est aveugle et impose sa vision au monde entier. Et cela donne des images de toute beauté. Une créature hybride, mi-femme, mi-replicante, vit isolée dans une bulle stérile au fond d'un bunker reculé et crée sans fin des souvenirs pour d'autres. Le futur proche est terriblement mélancolique, chargé d'un sentiment de déréliction absolue. 

La magnificence plastique de ces deux œuvres cinématographiques ne saurait occulter les questions qui transpercent l'espace fictionnel jusqu'à nous rejoindre ici-bas, au coeur du réel. Depuis l'époque moderne, nous avons appuyé notre développement sur la technique puis l'industrie, le travail étant assuré par des humains de deuxième catégorie, esclaves puis colonisés, que ce soit militairement ou économiquement. L'éthique religieuse puis la doxa économique classique venant justifier et rassurer la caste dominante dans son projet d'aliénation. Plus tard, selon Peter Sloterdijk, ce qui caractérisera le XXème siècle s'exprimera dans le terrorisme, qu'il soit individuel, d'état ou de masse, dans le design industriel et dans la pensée de l'environnement. La conjugaison des trois s'établit pour la première fois lors de l'attaque au gaz chloré des tranchées en avril 1915, à Ypres. Les gaz neurotoxiques furent ensuite "civilisés" pour exterminer les nuisibles, rats et insectes, en Allemagne. Une coalition de fous les employa ensuite lors de la solution finale. Le monde occidental avait accouché d'un autre projet de civilisation : le génocide industrialisé. Cette conquête des airs, poursuivie dans l'aviation pour bombarder ou étouffer, verra sa suite logique dans la conquête spatiale. Omniprésence de la terreur. Le détournement de l'atome à des fins de destruction de masse a renforcé ce sentiment diffus d'une menace invisible, comme peuvent en témoigner les riverains survivants à Hiroshima, Nagasaki et Fukushima. L'oeil ne suffit plus à dire la réalité. Pour conserver sa maîtrise, l'humanité doit alors numériser son environnement. L'esclave, lui aussi, connaîtra sa mutation pour annoncer sa version nouvelle au XXIème. Le prolétariat taylorisé, fordisé puis toyotisé, des deux côtés du mur Est-Ouest, finira au chômage de masse. Peu à peu rendu invisible, il perdra progressivement au cours du siècle passé son autonomie, sera précarisé et réduit au statut de servant de la machine plus intelligente que lui. Le robot, lui, ne se plaint pas. Il ne respire pas. Il fonctionne et il livre. Mais délivre-t-il ? La guerre aussi passe à la terreur numérisée. Les drones terminent d'insécuriser des régions entières, des dictateurs déversent du chlore sur des populations civiles avec la complicité passive des occidentaux, le projet avance. Le robot ne se plaint pas, il ne respire pas. Il fonctionne et il livre. Mais délivre-t-il ?

De la guerre de tous contre tous, nous sommes passés, par glissements quantitatifs et techniques successifs, à une guerre contre la nature, voire à une guerre de masse contre l'environnement. L'extermination des insectes et des champignons annonce celle des oiseaux et des forêts. Et donc de notre air. Le délire d'un Wallace, tyran oligopolistique de fiction dans Blade Runner 2049 est déjà actualisé par Jeff Bezos, Mark Zuckerberg ou Elon Musk. Pour ces tyrans contemporains, peu importe que nous rendions notre habitat invivable, nous partirons à la conquête de l'espace avec des robots colonisateurs et survivrons sous forme d'artefacts tout puissants. Augmentée du transhumanisme, cette pensée réfute l'idée même de présence au monde. Nous sommes sans doute infiniment plus sensibles, plus intelligents, plus émouvants et plus désirables que toute la robotique mercantile qui habite nos déchetteries. Mais la présence au monde ne s'achète pas, elle se cultive. Comme un jardin.

Philip K. Dick, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", 1968.

Ridley Scott, "Blade Runner", 1982.

Denis Villeneuve, "Blade Runner 2049", 2017.

Peter Sloterdijk, "Ecumes, Spheres III", 2003.

Dany-Robert Dufour, "Le Délire occidental", Les Liens qui Libèrent 2014.

Le Monde, "Biodiversité, l'urgence du politique", 26 Mars 2018.