Renaud P. Gaultier

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Zao Wou Ki, "la traversée des apparences"...

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

…du sujet. Une réflexion qui s’inspire du titre d’une toile de 1956 à partir de l’exceptionnelle exposition des grands formats du maître au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (1er juin 2018 - 6 janvier 2019). Quand l’historiographie fait de lui le pont entre extrême-orient et occident, le premier artiste globalisé (!) ou encore un abstrait lyrique chinois, il m’est apparu qu’autre chose se jouait là, dans cette peinture mise en majesté dans les salles du Palais de Tokyo. Traversons les apparences et allons regarder-voir.

J’avais pu découvrir Zao Wou Ki au milieu des années 80 et même en apprécier la réalité dans une collection privée. C’était resté inscrit, aux côtés des références américaines de la peinture du geste. Depuis je l’avais délaissé, croyant abusivement le connaître. Rien de tel que d’être exposé à nouveau à un travail (car ce n’est pas l’œuvre que l’on expose mais soi à l’œuvre), longtemps après le premier moment, pour entrer dans le cheminement qui nous conduirait à une vérité parente.

Ce qui m’a troublé de prime abord, ce n’est pas la maîtrise des matières, la fluidité omniprésente dans la trace du geste, les profondeurs multiples et les espaces immensément ouverts, non, je m’y attendais et n’ai pas boudé ce plaisir renouvelé. Mais les noirs. Les sépias et les brou de noix. Certains jaunes aussi. Presqu’un malaise.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

Je suis resté longtemps. Un après-midi ensoleillé de cet automne d’un été qui ne finit jamais. Derrière les baies du Musée, les skaters découpent le parvis de leur trajectoires abruptes et de leurs envolées tronquées, une musique tout en frottements et en percussions. Au dedans un animateur remorque une cohorte de mômes affublés de chasubles de sécurité fluorescentes, des retraités plus ou moins alertes glissent d’un pas rasant d’une salle à l’autre, la lumière éblouissante du quai vient projeter sa part d’ombre sur des toiles que rien ne protège.

La salle des encres, introduite par un extrait de film qui montre Zao Wou Ki descendre à l’atelier par un escalier en colimaçon pour se planter face à la toile blanche et s’allumer une cigarette, cut, m’a aidé à identifier ce qui m’agitait.

Si cela est la Chine, ce n’est pas celle que nous lui attribuons de façon romanesque, concession française à Shanghaï et calligraphie immémoriale. C’est, de mon point de vue, le deuil. La mort. L’exil. La perte. La maladie qui ronge. Zao Wou Ki rit fort et célèbre la vie, déploie sur ses toiles les forces vitales d’une nature débordante mais, ce faisant, il rend aussi des hommages aux peintres admirés sinon statufiés et à ses proches défunts. Cette œuvre serait-elle un mausolée pictural ou même un dépôt rituel devant les mânes de sa vie aventureuse ?

Je reprends la visite des salles, les œuvres une à une, et je vois émerger un sujet. Lui, Zao Wou Ki, dans toute la subjectivité de sa condition humaine. Il dit, l’ami de Michaux, la singularité de l’émotion perçue et vécue, il assume, chinois de Montparnasse, une irréductible présence du sujet au monde bouleversé. Le noir non comme mort, concept européen, mais comme oblitération, faille ouverte sur la vacuité. Alors oui, il témoigne en cela de la tragédie du XXème siècle d’après guerre depuis une enfance chinoise lettrée. Mais bien au delà. Comment conjurer l’ombre qui menace de tout prendre, le temps qui fuit et la forme qui disparait dans la vapeur du moment ? Peindre. Le flux, le vent et le flot, l’arbre et le végétal mais sans le dire, car cela ne dure pas, les choses de ce monde se présentent pour supporter une méditation sur ce qui ne se voit pas mais se ressent. Mais que seule la toile semble pouvoir retenir.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

L’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris : http://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-zao-wou-ki

Le film sensible et touchant de Richard Texier de 2008, “Rouge très très fort”, réalisé sur smartphone : https://www.youtube.com/watch?v=DqjY2O9w44Y

La synthèse documentaire par sa Fondation : http://www.zaowouki.org/docu

Pour lire, une abondante littérature (…), privilégier Françoise Marquet, dépositaire de la mémoire, en première intention : https://www.amazon.fr/s/ref=nb_sb_ss_i_3_10?__mk_fr_FR=ÅMÅŽÕÑ&url=search-alias%3Daps&field-keywords=zao+wou+ki+livres&sprefix=zao+wou+ki%2Caps%2C138&crid=Z7KW2LAOYPTP