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Renaud P. Gaultier

Peintures, Installations et Textes

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Kiki Smith, notre sorcière bien-aimée

La sculptrice américaine investit la Monnaie de Paris pour y célébrer la valeur d’un monde onirique et spirituel devenu trop rare dans nos existences. Petites filles, vierges et magiciennes occupent en majesté des salons aussi vides que somptueux. Dernière exposition en ces lieux, fermez le ban certes, mais magnifiquement.

Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019, (extrait).Kiki Smith à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020,

Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019, (extrait).

Kiki Smith à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020,

Ce qui surprend au premier abord, c’est la résonance immédiate avec nos cultures du mythe et de la légende européenne, entre contes et comptines enfantines, une fraicheur immédiate et une inquiétude sourde qui gagne peu à peu. Car il s’agit là de donner un corps à la force primitive, qui s’incarne chez les prêtresses d’un culte oublié ou chez les artistes qui s’adonnent à la terre et aux arts du feu. Le soin apporté à la technique fascine le regardeur, ce que confirme le documentaire projeté au terme de l’exposition, cette obsession du détail et ce travail manuel permanent, presque compulsif, comme pour exorciser les grands peurs du millénaire et les pertes irréparables. Reprendre, recommencer, les mains toujours occupées, pour tromper la mort certaine et les démon(e)s qui rodent dans la forêt des songes.

Il semblerait que Kiki Smith fut vaccinée assez jeune contre les abstractions géométriques et l’art conceptuel en vogue aux USA depuis la fin des années 50. Si avec ses sœurs, elle produisit les maquettes des monuments minimalistes du père, Tony Smith, elle s’est choisie une voie d’exploration de sa féminité, résolument organique, en semant des objets modelés, sculptés ou fondus, des dessins fragiles et immenses, et puis des yeux partout, grand ouverts, qui fixent un ailleurs qu’elle seule pourrait connaître, encore que. Ici une femme sacrifiée, crucifiée ou mis au bûcher, là une Sainte en maturité surgit des entrailles d’un loup encore vivant, le lisse d’une vie purifiée et l’encore palpitant des chairs affamées. Les femmes de Kiki Smith sont agenouillées, recroquevillées, sacrifiées et connaissent alors la gloire, dans la plénitude des sens. Si nous levons les yeux, si nous laissons les illusions du Nombre se dissiper, les grands archétypes surgissent alors, souvent un peu goguenards, car cela fait si peu de temps que nous avons refermé le livre des tragédies et bouché les grottes aux abîmes fantastiques, nous contentant par paresse d’un gazouillis électronique, infâme et répétitif. Kiki Smith nous rappelle à la (re)prise de terre, les mains glaiseuses et habiles, habitées de présences ineffables et inactuelles. Elle nous invite sur un chemin où elle finit par tisser sa propre apocalypse, en écho à celles d’Angers, humble et fière de se situer dans la filiation des temps ouvragés. Chaîne et trame des hommes, des femmes et des bêtes, des végétaux entrelacés et de l’invisible dessein qui toujours échappe et inquiète le pérégrin égaré. Peut-être reprendre la quenouille pour rembobiner jusqu’à un moyen-âge mythifié et conjurer le sort funeste d’un temps voué à la domination du masculin technicien ? Grâces soient rendues aux commissaires Camille Morineau et Lucia Pesapane, et aussi à la scénographe Laurence Le Bris, pour nous avoir offert de cheminer aux côtés d’une artiste d’exception, dans tous les sens du terme…

Car enfin, si nos vanités de métal et de pixels finissent parfois de nous détourner du cours de nos existences sensibles, alors Kiki Smith offre de nous soigner, par la simple présence d’une œuvre singulière, presque baroque, terrifiante et paisible. Et si délicieusement anti-moderne, in fine.

Kiki Smith, Rapture, bronze, 2001,

Kiki Smith, Rapture, bronze, 2001,

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Kiki Smith (1954- ) à la Monnaie de Paris, 18 octobre - 9 février 2020.

Tuesday 12.17.19
Posted by Renaud GAULTIER
 

Arthur Aeschbacher, Dada Data Data ! Même pas mort.

Arthur Aeschbacher (1923- ), “Le Manque”, Stores Transit, 1972. Galerie Lara Vincy, 47 rue de Seine Paris 75006.

Arthur Aeschbacher (1923- ), “Le Manque”, Stores Transit, 1972. Galerie Lara Vincy, 47 rue de Seine Paris 75006.

La galerie Lara Vincy, aujourd’hui courageusement tenue par Youri Vincy, présente du 21 novembre 2019 au 11 janvier 2020 une exposition qui enjambe les époques avec bonheur : Arthur Aeschbacher. A Dada et par dessus les moulins support-surface, une stimulante leçon de plastique, entre belles lettres et occultations volontaires. “Stores Transit” disait le sage !

Accrocher des stores blancs sur un mur blanc, glisser quelques lettres sérigraphiées entre des lamelles bien choisies, provoquer le regard et attendre : le choc, conceptuel autant qu’esthétique. Et cela n’est pas le moindre des exploits d’un artiste qui les a tous fréquentés, les dada, les surréalistes, les Nouveaux Réalistes, les poètes de la Beat Generation, les BPMTs et tous les conceptuels de l’après guerre jusqu’à aujourd’hui. Dernier survivant ? Presque. Injustement comparé à Raymond Hains pour ses compositions à partir de papiers déchirés, il a poursuivi une voie singulière, issue d’une filiation d’enfants du cirque et du théâtre, dont il a méticuleusement accumulé les affiches, reprises pour leurs textes flamboyants et leurs joyeux lettrages. Un travail soigneux, qui restitue une vie scénique par le biais de publicités déstructurées, comme un texte dada qui, conjugué au futur(-isme) fait Zaoum Zaoum puis Baoum Baoum. D’indéniables qualités graphiques, une conception procédurale rigoureuse et une exécution impeccable confèrent à Arthur Aeschbacher une place à part dans le panthéon d’une époque révolue.

Mais il restait à découvrir un travail unique, étonnamment singulier et puissant. Car ce moment où le quantitatif prit le pas sur le qualitatif, un artiste sut le dire, avec des stores... Proposé à contre-courant, sans opportunisme lié à la mode du “revival”, que Youri Vincy en soit donc remercié. Ces pièces de 1972 méritent plus qu’un regard. Au sommet, sa “règle à calcul”, empruntée à une enseigne en volume, qui, surmontant les stores perforés selon une composition subtile, caractérise à elle seule l’âge cybernétique commençant et témoigne la fin de l’usage du cerveau à des fins de calcul quand ce n’est pas de conception. Une époque où la main calculait autant que l’esprit. Depuis, le champ de la réflexion s’est déplacé, les stores ont fermé le réel à la vue et à la mesure de l’Homme. Il s’y est substitué la propagande et la publicité sur le réel, - que fait le publicitaire sinon faire taire le public et rendre sa parole illicite -, seules quelques lettres se sont glissées là, comme échappées de la fournaise du temps Fahrenheit, pour s’abriter et nous appeler à recomposer la vie, tels des typographes clandestins, restaurés dans notre dignité de lecteurs interdits. Oui nous pouvons percer les mystères qui nous enferment entre quatre murs, oui nous pouvons accéder aux réalités par l’expérience vécue, oui nous pouvons exercer notre liberté et discerner au delà des modes et des points de vue autorisés, une possibilité de perspective.

Arthur Aeschbacher (1923- ), Stores Transit, 1972

Arthur Aeschbacher (1923- ), Stores Transit, 1972

Arthur Aeschbacher (1923- ), “J’écris la couleur”, Stores Transit, 1972

Arthur Aeschbacher (1923- ), “J’écris la couleur”, Stores Transit, 1972

Arthur Aeschbacher (1923- ), Le Savoir Castagné, 1963

Arthur Aeschbacher (1923- ), Le Savoir Castagné, 1963

Galerie Lara Vincy : www.lara-vincy.com

Wednesday 12.04.19
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Veilhan, plus que pierre

Exposition “Plus que pierre” de Xavier Veilhan à la Collégiale Saint martin à Angers du 21 septembre 2019 au 5 janvier 2020.

Exposition “Plus que pierre” de Xavier Veilhan à la Collégiale Saint martin à Angers du 21 septembre 2019 au 5 janvier 2020.

Selon un dispositif désormais bien rodé chez les gestionnaires du patrimoine, le plasticien Xavier Veilhan a investi la collégiale Saint Martin à Angers pour y présenter ses figures “polyèdres” issues du traitement en logiciel 3D qu’il affectionne. Heureuse surprise, l’exercice n’est pas vain, loin de là.

Le travail qui consiste à synthétiser une figure jusqu’à ce qu’elle se résume à un élégant assemblage de polyèdres pourrait sembler facile, comme de jouer d’une fonction d’un logiciel après passage au scanner 3D. Il n’en est rien. Il se substitue au talent du dessinateur pour donner les éléments qui permettent d’en évoquer la personnalité, de celles que l’on croit connaître. Un sentiment familier, une proximité évidente s’installe, comme l’illustration de la théorie de la prégnance des formes, avec une figure comme “essentialisée”… Tout réside dans le réglage de la simplification, au degré près. Mais cela est déjà connu et là n’est pas la force de cette exposition.

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Xavier Veilhan confronte ses figures anthropomorphiques aux sculptures de la collection rassemblée dans la Collégiale, du médiéval au baroque, et facilite la correspondance par une scénographie habile, encastrant ici les socles des sculptures anciennes, disposant là des parrallépipèdes de carton et de bois naturel, quand d’autres sont rehaussés de blanc, pour y placer les siennes tels des stylites juchés à des hauteurs et dans des tailles variées et selon une circulation qui joue de l’espace avec une grande pertinence. Il s’approprie non seulement la totalité de la nef et des bas-côtés mais aussi, à la croisée, sous le transept roman, il suspend un assemblage de boites en carton, et au terme de l’axe, dans le chœur gothique, au ras du sol, un écran d’ampoules éblouissantes, traversé par des ombres, comme des nuages qui filtreraient un soleil électrique et insoutenable.

Individuellement, ces figures ont un intérêt limité, comme celles qu’il réalise à la commande pour meubler les parvis des sièges sociaux ou des centres de congrès. Ici, dans leur changement d’échelles et leur dialogue avec les figures saintes du passé, elles nous racontent notre époque plus sûrement qu’un éditorial de magazine. Elles nous disent notre rapport à notre humanité, notre banalité triomphante, mains dans les poches, sûrs de nous, de notre technologie et de notre opulence. Les saints semblent alors pris dans l’angoisse d’être, quand leurs voisins de plastique racontent leur prétention de savoir et de tout avoir. Il a donc fallu boucher la verticale du transept par des boites vides, sans doute pour masquer l’appel à une élévation de l’esprit, fermer notre perspective et nous brûler la rétine par un éclairage incandescent, pour nous ôter l’aspiration à l’invisible et lui substituer nos lumières terre à terre. Une statue scannée - un Christ ? - numérisée puis “imprimée” en 3D est présentée là, avec les alvéoles pour témoigner du procédé, comme pour affirmer le caractère reproductible de l’icône et le vider de sa substance. Las, le moule baroque ramène la persistance d’une forme de vie, là, posée presque à même le sol, quand les totems biseautés accentuent leur immobilité sous les voûtes de pierre, du haut de leur pile de carton kraft. Toutes les échelles de notre humanité coexistent ici dans une même interrogation, à la recherche de la juste mesure, à l’aune des saints légendaires. Plus que pierre ? Oui, il ne reste plus ici-bas que Pierre, cet homme autre nous-mêmes, qui, porteur d’une clef trop lourde pour lui, a renié par trois fois ses aspirations divines, tant il était rivé au socle de ses certitudes terrestres.

Alors, peu à peu, j’ai ressenti comme un écho, qui annoncerait la fin d’un cycle entamé à la Renaissance, quand l’Ecole d’Athènes et l’Adoration du Saint Sacrement de Raphaël signalaient le début de l’humanisme technicien et la fin des temps spirituels en Occident. La matérialité triviale des figures de Veilhan, augmentée de la déambulation assourdie des visiteurs parmi les boites, m’a ramené à ce silence des ruines, quand empiler ne suffit plus, et que notre imaginaire n’est plus peuplé que des fantômes des crises passées, dans l’illusion d’un confort dont rien ne devrait laisser penser qu’il puisse durer. Les facettes des figures de Veilhan sont autant de miroirs brisés, répliques de nos existences mises en morceaux, en quête d’une unité que peut-être seul l’art et la visite d’un certain patrimoine pourrait nous aider à retrouver. Un chemin de vanité, à rebours de nos vies ?

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le site de Xavier Veilhan : http://www.veilhan.com/#!/en/work







Monday 10.28.19
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Francis Bacon, H.U.B.R.I.S. et orbi

“Bacon en toutes lettres”, exposition Centre Pompidou, 11 Septembre 2019 - 20 janvier 2020.

“Bacon en toutes lettres”, exposition Centre Pompidou, 11 Septembre 2019 - 20 janvier 2020.

Voulue et montée par le commissaire d’exposition* - sic -, Didier Ottinger, l’exposition du maître de Dublin se veut littéraire, annonçant “Bacon en toutes lettres”. Certains se sont épanchés ici et là, la trouvant décevante et difficile d’accès. Correction sans coquille a priori.

Avoir la possibilité de contempler une fois encore un bel échantillon d’œuvres d’un tel géant est déjà une chance. L’accrochage est minimal, mais, malgré la foule, le recul est suffisant pour apprécier les triptyques dans toute leur ampleur. Au gré du parcours muséal, des boites proposent de s’asseoir dans une pénombre paisible sur des canapés sommaires pour écouter des textes complexes et sensibles. Je ferai part ici de deux regards, l’un sur la sensation immédiate, l’autre après lecture du catalogue.

Je vis là l’écorché des pensées d’un homme du XXème siècle, qui commença à peindre avant l’horreur de la deuxième guerre mondiale, membre d’une famille de coloniaux émigrés en Rhodésie, autodidacte et cela reste à souligner. Un homme tourmenté par ses amours homosexuelles au temps de la proscription, buveur et bagarreur, qui devait se confronter à la réalité par la sensation crue, dans sa chair même. Chaque toile est un espace en soi, d’où l’informe jaillit pour atteindre un semblant de figure humaine, contrarié dans un mouvement que rien ne peut figer, pas même l’huile appliquée nettement, sans relief. Les perspectives ouvrent en creux, ou plutôt en gouffre, cavernes obscures derrière une porte, qui absorbent des scènes terribles, dans la familiarité d’un intérieur bourgeois. Comme un cirque intime, qui fait écho à nos âmes qui refoulent le tragique dans des recoins qui se refusent à la vue et là, suspendus à des structures de fils et d’à plats, des monstres s’imposent, sans honte ni rémission, sans solution, implacables. Les accords des couleurs, si “british'“, des roses, des oranges et des verts, parfois un bleu électrique, les contours par les ombres judicieusement posées facilitent le redressement de cette réalité devant nous, sans échappatoire possible.

Après lecture du catalogue, qui explicite les relations avec les textes qui auraient inspiré Bacon, nous pourrions nous dire que cela n’était pas si utile, que cette démarche relève d’un plaisir érudit. Car effectivement, soutenu par trois écrivains contemporains, Bataille, Eliot et Leiris, et enrichi de sa connaissance profonde des drames d’Eschyle, de la philosophie de Nietzsche comme de son goût pour “l’au delà des ténèbres” de Conrad, le parti pris d’exposition pourrait prendre un éclairage autre. Certes. Les citations de l’Orestie, la présence d’un sphinx et de son boiteux d’Œdipe, les corps de son amant Dyer qui agonise sur sa cuvette font état d’une route loin des diktats des abstraits ou des pops de son époque. Bacon lit beaucoup, et alors il peint ? Pas si sûr. Pour qu’un homme s’affranchisse à ce point, il est d’abord question de peinture. Nourrie de références, sans s’inquiéter de savoir si elles sont correctes ou si elles disent la réalité triviale du moment. car il peint l’Homme sous la culture, précisément, chirurgicalement quand son homologue contemporain Lucian Freud s’arrête à une psyché magnifiquement mise à nu. La “sublimation” par Bacon est la traduction sophistiquée d’une sensation première, celle d’un Orphée inconsolable mais fort, sûr de la puissance de son trait, au retour toujours recommencé d’un enfer en soi, l’extériorité comme décor subi et qui, inexorablement, se replie sur la bête traquée, qui alors se retourne et fait face, dans une vision ultime et une douleur absolue.

Mais, sans recours à la littérature, à la vue des monuments picturaux de Bacon nous accédions déjà à ce viol en nous-mêmes, cette transgression d’avant la morale, d’avant la pitié. Si le peintre majeur s’est ainsi obstiné à réfuter tout lien explicite avec les écrits qui l’ont nourri, c’est bien parce qu’il ose une peinture à la recherche de “l’immaculé”, la vérité crue de l’expérience humaine, la sienne, la nôtre. Bacon n’écrit pas, il peint, totalement.

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  • il y a toujours un côté police de la pensée du temps dans le “commissariat d’exposition”. Une couche de vernis supplémentaire bien souvent empêche la lumière.

Catalogue :

“Bacon en toutes lettres”, sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, Paris 2019.

Sunday 10.06.19
Posted by Renaud GAULTIER
 

Hammershoi, ce que cèle le vide

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Une exposition bienvenue se tient au Musée Jacquemart-André : une large sélection des œuvres du maître danois Wilhelm Hammershoi (1864-1916) y est présentée dans un lieu qui en souligne les paradoxes. L’occasion d’explorer la possibilité de varier les points de vue sur une filiation picturale qui nous est, nous les tenants des révolutions et des écoles tapageuses, définitivement étrangère.

Cette peinture de l’espace intime est ici accrochée dans des réduits à l’étage d’un immense hôtel particulier sans âme, triste enfilade de pièces lourdement chargées par des collectionneurs fiers d’appartenir à ce siècle d’une bourgeoisie certes cultivée mais terriblement ennuyeuse.

Le nez parfois collé à la toile, il devient alors évident de constater la finesse extrême avec laquelle le peintre décrit les nuances d’une palette voilée de gris et de blancs. Quelques pas de recul dans la cohue et le silence se fait, quand on lit une composition rigoureuse, faite de répétitions de motifs, d’agencements de volumes géométriques et de lignes soulignées, de cadres qui s’emboitent et ouvrent vers des pièces qui conservent alors un mystère singulier. Il en ressort une atmosphère, au sens premier et second du terme, car il y est peint un air intérieur que la lumière blafarde anime, et un moment suspendu dans un mouvement lentement tenu, aux vibrations comme apaisées. Ici pas de soleils éclatants, de fièvres ni de cris, pas d’accents ni de cernes appuyés, encore moins de tumultes propres aux scènes de genre de l’époque, les couleurs s’évanouissent et la touche est infime, la lumière longue oscille doucement sur un plan, un mur, un meuble aux formes simples, les excès sont bannis et les débords contenus. Mais ce travail rigoureux n’est pas exempt d’audace. Dans “Intérieur avec une femme debout”, le premier plan est scindé par le profil de la porte, champ de lumière qui accentue par sa présence inédite une perspective qui se termine par une autre porte, fermée celle-là. De quoi commenter et imaginer à l’infini.

Certains y ont vu la description d’un mode de vie tourné vers l’intérieur, le “hygge”, ce bonheur domestique propre aux scandinaves. Personnellement, j’en douterai. Depuis ses paysages jusqu’aux scènes d’intérieur, Hammershoi réunit à mon sens de quoi composer une image mentale de sa vie intérieure, la camera obscure de sa psyché. D’ailleurs il multiplie les effets de reflets, sur une table d’acajou, un miroir, un poêle. Il réplique et juxtapose les figures, les arbres, les nuages, les cadres au mur, les pieds de meubles, les boiseries, tout se déploie comme une pièce de Satie, simple, rythmée et continue. La subtilité de sa lumière nous renvoie aux maîtres du XVIIème européen, Vermeer en tête. Une voilette ou un tablier est une irruption intense, faite pour amener et retenir la lumière dans un intérieur que la nuit assiège des mois durant. Le corps, à la limité de la réification, n’est pas une jubilation solaire mais une mélancolie tenue à distance, qui laisse voir un désir réprimé jusqu’à l’absence. Wilhelm Hammershoi colore les gris de rose et de jaune, de bleus et de bruns, assourdis mais jamais pesants, conférant à la toile une présence irréelle, presque lunaire.

D’autres y ont vu une préfiguration de l’abstraction, avant Mondrian. Restons raisonnables, il est surtout peint ici le dépouillement, une vie dans la clôture de l’esprit, comme pourrait le produire le moine en sa cellule, quand le fracas du monde s’arrête à la fenêtre et que le vide se fait en soi. Une joie pourrait alors nous gagner, quand l’espace lui est réservé, avec tant de finesse et de connaissance de la vie de l’esprit, par un artiste unique, situé pour toujours sur les rives du temps.

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Musée jacquemart-André 2019, “Hammershoi, le maître de la peinture danoise”, Paris, Jean-Loup Champion et Pierre Curie, commissaires de l’exposition.

Wednesday 06.05.19
Posted by Renaud GAULTIER
 

Notre Dame des Lieux Communs

R.G., « Is there something built behind the unveiled? ». « Renaissance » series, oil on wood, 120x120cm, 2015.

R.G., « Is there something built behind the unveiled? ». « Renaissance » series, oil on wood, 120x120cm, 2015.

Un incendie a détruit la toiture et la charpente de la cathédrale Notre Dame de Paris le soir du lundi 15 avril 2019 sous les yeux de milliers de badauds et de millions de téléspectateurs. Une gigantesque vague d’émotions a depuis submergé les médias, permettant à certaines personnalités opportunistes de s’offrir une opération de communication mondiale, certains allant jusqu’à promettre une reconstruction du monument en cinq années. Les cendres sont retombées, tentons de sonder la symbolique sous les décombres.

Disons d’abord ce qui n’est pas. Une cathédrale n’est ni un palais ni un musée, ni un hôpital ni un opéra, ni une gare ni un aéroport, ni un arc de triomphe ni une sculpture. Et pourtant.

13 millions de personnes la visitent chaque année, la fréquentation du troisième aéroport de France, Nice. Des centaines d’œuvres d’art y sont exposées à la vue du public pour un droit d’entrée libre et gratuit. La musique y est célébrée sous toutes ses formes, un orgue monumental y est installé depuis 600 ans. Le droit d’asile en est une caractéristique héritée du moyen âge, répondant ainsi à l’accueil séculaire des malades à l’Hôtel Dieu voisin. Un milliard d’euros a été levé en 48 heures pour financer les réparations de l’édifice, en provenance du monde entier. Or ce monument, selon les caractéristiques économiques dominant notre époque, est ni rentable ni utile. Alors, de quoi s’agit-il ?

Formulons une hypothèse. ND de Paris est à la fois une réalité tangible et une métaphore de notre destin commun. Autrement dit, elle est, pour beaucoup d’entre nous, notre lieu commun à toutes et tous. Ce qui la rend d’autant plus “sacrée”. Explicitons par le détail.

ND est située sur l’île de la Cité, au centre même de Paris, la ville-lumière qui a un statut d’exception pour les touristes du monde entier. Elle dit, par sa position, la ville et la convergence, symbolisée par sa flèche. Elle raconte le travail minutieux de milliers de personnes engagées dans un acte désintéressé, une œuvre votive. Elle domine les toits de Paris pendant plusieurs siècles et témoigne ainsi de l’existence de quelque chose de plus grand que nous. Certes, mais de qui et de quoi ?

Notre Dame est dédiée à une figure essentielle du christianisme, Marie, à la fois jeune fille, épouse et mère. Notre Dame synthétise et syncrétise la femme universelle, et à la différence des déesses de tous les panthéons antiques, sans lui conférer une figure de pouvoir jaloux et destructeur. Elle accueille avec compassion tous les chagrins du monde. Elle pleure toutes les morts dues aux violences des hommes. Elle accompagne le chemin de chacun, quels que soient ses choix, jusqu’aux plus funestes. Munis d’une corde à nœud, d’une équerre et d’un fil à plomb, les chrétiens ont édifié quantité d’églises et de cathédrales pour signifier dans la pierre, le bois et le verre l’importance et la nécessité d’une telle compréhension de notre humanité. Sa construction a occupé plusieurs générations, montrant ainsi que nos destins sont liés par delà notre temps sur cette terre.

Un tel incendie n’est pas le fruit du hasard, nous le savons, mais de notre impéritie voire de notre incurie. Nous n’avons pas su, au XXIème siècle si fier de ses technologies, prévenir un risque banal dans l’un des monuments les plus connus au monde. Manque d’argent, nous dit-on, quelle ironie. Ce feu n’est évidement pas tombé du ciel mais il nous avertit de risques bien plus graves. Après nous être complus dans le spectacle de la catastrophe, nous nous sommes vantés d’y remédier, nous flattant d’une générosité de circonstance. Mais nous refusons peut-être encore d’entendre l’enseignement de cette Grande Dame. Ce n’est pas quand il est trop tard qu’il faut se préoccuper du malheur qui vient. Depuis quelques siècles, nous avons décidé, “maîtres et possesseurs de la Nature”, de prendre la responsabilité de la planète or rien ni personne ne semble enrayer à la bonne échelle les ravages de l’anthropocène en cours. Comme une métaphore du vaisseau Terre, la nef de pierre s’est coiffée de feu. Notre Dame Nature nous accueille en son sein depuis des milliers d’années, que faisons-nous pour en conserver les bienfaits ? L’émotion suscitée par l’incendie de Notre Dame de Paris nous rappelle peut-être à l’exigence de nous consacrer à la préservation de nos “communs”, ces espaces de vie garants de notre humanité. Dans la gratuité du don, avec humilité.

R.G., “Is there is a path to reconstruction?, « Renaissance » series, oil on wood, 120x120, 2015.

R.G., “Is there is a path to reconstruction?, « Renaissance » series, oil on wood, 120x120, 2015.

Tuesday 04.23.19
Posted by Renaud GAULTIER
 

Peindre en anthropocène

Anthropocene’s burning? « On fire », Oil on canvas, « home » series, 30F (92x73cm), Renaud Gaultier 2019.

Anthropocene’s burning? « On fire », Oil on canvas, « home » series, 30F (92x73cm), Renaud Gaultier 2019.

La période dite de l’effondrement n’est pas une mais multiple. Elle questionne nos facultés de représentations, nos modes d’actions, plus simplement nos capacités tant elle parait les annihiler toutes. Tentative de remède à l’acédie ambiante.

Quand j’entrepris de peindre “la Genèse en-tête, l’Apocalypse en cours” en 1999, je ne connaissais pas la théorie de l’anthropocène, je ressentais confusément la catastrophe et tentais de la canaliser dans une expression cadrée : 120cmx120cm, huiles sur bois. Comme beaucoup, je me doutais que la mondialisation des échanges globalisait la spéculation et généralisait la prédation au prétexte de progrès. Des théoriciens de l’entrepreneuriat triomphant proclamaient, comme le leur inspirait Schumpeter, que la destruction est créatrice. Rien du coût environnemental n’était pris en compte dans ces représentations tronquées, d’où le monde des êtres vivants était curieusement absent. Ce temps funeste n’est pas révolu, et seul sans doute un bug des algorithmes déréglés mettra un frein à cette financiarisation absurde. “Lachrimae, l’ombre portée des nombres…” comme l’annonçait une de mes installations en 1995. Après les litres d’agent orange déversés au Vietnam, chacun pouvait déjà savoir que le crime contre le vivant était pensé et organisé pour être rentabilisé, il porte aujourd’hui un nom : écocide. Il suffisait ensuite d’établir un pare-feu intellectuel et politique pour dissuader toute tentative de reconnaître les “communs” comme l’air, l’eau, les paysages et les êtres sensibles qui les habitent. Les techniques de désinformation militaire furent mobilisées, ce fut le mensonge néo-libéral.

Aujourd’hui, si la prise de conscience émerge, les actes ne suivent pas. Partout la politique au sens de la vie de la cité des hommes recule. Le modèle intenable dont nous constatons les dégâts de manière flagrante ne survit qu’au prix de technocratures autoritaires.

Certains souhaitent la sixième extinction, du moment qu’elle balaie l’espèce humaine, inapte à maintenir les équilibres naturels issus de millions voire de milliards d’années d’évolution. L’Homme comme astéroïde fatal.

Pulsion de mort retournée contre soi mais surtout terrible renoncement.

Soit. Mais plus de 7 milliards d’êtres humains partagent un espace commun qu’ils transforment jour après jour en déchèterie inondable.

Alors que faire. Des initiatives parfois empreintes de survivalisme paranoïaque, potager, bunker et fusil d’assaut, se font jour sur des territoires encore riches sinon gavés. Mais pas de cela sur les terres déjà ravagées par les sécheresses, les famines, les guerres et les maladies virales. Là bas on fuit. Certains chercheurs tentent de rassembler sur des réseaux en ligne celles et ceux qui veulent retarder l’échéance. Jusqu’à quand ?

Régulièrement les artistes sont convoqués pour se joindre aux grandes manifestations environnementales onusiennes, esthétique tragique et cosmétique décorative. La créativité événementielle comme aveu d’impuissance. Pathétique.

Le problème qui nous est posé est apparemment sans solution. Nous ne disposons pas de compétences propres à la bonne échelle de travail, ici la planète, ni de la bonne échelle de temps, géologique en phase d’accélération.

Alors que faire. sans céder à la prostration qui suit l’inévitable crise d’angoisse devant les malheurs à venir. Peindre, ou avec les moyens du bord, représenter. Mieux, présenter, c’est à dire conjuguer au présent le monde qui se régénère avec et sans les être humains. Notre histoire de l’art occidentale n’est pas avare d’enfers, de jardins des délices, de radeaux médusés et d’exterminations de masse. Devons nous y ajouter les images de l’effondrement en cours ? Je préférerai l’anthropocène à l’œuvre.

Peindre les paradis perdus, les espèces disparues, les espaces avant leur arasement, les douceurs de vivre, les coexistences pacifiques, les amitiés qui soignent. Peindre les fleuves fertiles, les paysages cultivés, les fleurs sauvageonnes, les montagnes enneigées, les jardins buissonnants et les oiseaux assourdissants. Peindre les potagers aux allées rangées, les jardins franglais, les arbres et les surgeons des souches. Peindre les chantiers en commun, les travaux à douze mains et les tablées hilares.

Peindre pour ne pas devenir fou.

“Genèse en tête, Apocalypse en cours” extrait, 120cmx120cm, huile sur bois, Renaud Gaultier 1999-2008.

“Genèse en tête, Apocalypse en cours” extrait, 120cmx120cm, huile sur bois, Renaud Gaultier 1999-2008.

Un livre fondamental : Grégoire Chamayou (2018), “La société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire”, La Fabrique Editions.

Une mise en réseau : http://adrastia.org

Monday 02.18.19
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Tomas Saraceno, brigade légère (arachnography is in the air)

Tomas Saraceno, Palais de Tokyo à Paris du 17 octobre au 6 janvier 2018.

Tomas Saraceno, Palais de Tokyo à Paris du 17 octobre au 6 janvier 2018.

Fort d’une carte blanche, l’artiste originaire d’Argentine installe ses travaux au Palais de Tokyo à Paris du 17 octobre au 6 janvier 2018. Entre flottements, obscurités et éblouissements, l’artiste tisse une toile en trois dimensions particulièrement expansives, les réseaux envahissent l’espace tracent un habitat filaire et parfois atterrissent, graphies soyeuses et délicates, sur la feuille posée au sol. Spectaculaire, certes, mais encore ?

L’impression première est saisissante tant la mise en scène - Saracenographie, oui osons le ! (sic) - est efficace. Une alternance de salles blanches et noires, des lumières précises, les plexiglas omniprésents, tout une savante construction qui prolifère dans un Palais de Tokyo sublimé. Il est d’ailleurs plaisant de constater que le métier de scénographe d’installations est désormais acquis par cette institution, car ce ne fut pas toujours le cas.

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Je l’ai visitée un dimanche après-midi, vite rattrapé par la foule, les couples incertains, les familles recomposées et les enfants joueurs. C’est peut-être là que réside l’intérêt de cette exposition : la mise en abyme des humains et des non-humains, nos incompréhensions du vivant et nos réassurances dans la familiarité physique. Des gardiens sont préposés à éviter que les mains viennent toucher les toiles des araignées au travail, ne bousculent les ballons en suspension, ne gênent le stylo à particule fine qui dessine des courants d’air au raz du sol.

Il est partout fait état de cet “Aérocène” qui vient concurrencer selon Saraceno notre vision par trop étriquée du temps présent, cet Anthropocène si déjà vu. Alors il convoque, empile et dispose les dispositifs en réseau arachnéens, les textiles et les trames jusqu’aux plus célestes. Ou plutôt il les met en boîte, black cube, white cube, plexi cube, plexi frame, toute la gamme. Et il nous dit que nous sommes reliés. Cette gigantesque expérience “immersive” qui se vit en un dédale de parcours dessus dessous nous montre et démontre nos interdépendances aux vivants non-humains mais pas seulement : au cosmos, figuré par la traduction sonore de vents solaires et d’ondes radios. Fort bien. Et puis cet air devient surchauffé, et des aérostiers jeunes et élégants larguent des sondes depuis un désert de sel, tels des misfits rajeunis, vibrants d’enthousiasme sur notre planète asséchée. Formidable. Tout doit vibrer, tout est corde cosmique, tout. Tout est planète, éclipse, réseau tissé en 3D, pitons dans le mur et fils tendus. Tout.

L’auteur ? JE sont les araignées, les ondes, les échos des étoiles disparues, les radio-fréquences planétaires, nous, nos mouvements, nos bruits, savamment combinés en une symphonie algorithmique dont ne subsistent que quelques traces, mises en lumière à la façon d’un cabinet de curiosités. Un statut d’auteur modifié façon Deleuze et Guattari, mille toiles tissées en une curation, pour célébrer le retour de l’hypertextualité dans l’espace physique.

L’argument fait alors écho au geste solitaire de Zao Wou-Ki installé en face, au MAM. Là, l’auteur reçoit tout, retient beaucoup et traduit ce qu’il peut sinon ce qu’il veut; ici, l’agencement procède de la combinaison calculée des contraintes en un protocole fabriqué. La main versus le logiciel, l’interaction se substitue à la relation. La mort qui hante l’individu contre la sixième extinction. Changement d’époque. Et c’est très bien fait. Très complexe et très logique aussi.

Et donc ?

C’est très beau. Et très froid. Percept ? OK. Concept ? euh, presque OK. Affect ? Pas OK. Désolé. Alors je regarde et j’écoute les gens déambuler, faire la queue des attractions, entre Palais de la Découverte et Foire du Trône sélect. Je ne conteste pas la pertinence du choix de la métaphore de l’araignée. Chacun a eu à faire à ce si sympathique petit voisin sinon squatteur parfois indésirable jusqu’à la phobie. Le thème a même traversé l’histoire de l’art récent, Louise Bourgeois, Chiharu Shiota, entre autres. Cela nous le rend familier et permet à Saraceno de le pousser jusqu’à l’urbanité humaine. Il est vrai qu’internet nous a amené les logiques extensives du “web”. Il est tentant de le rendre tangible. Et de lui ajouter la mise en relation avec les non-humains, animaux, végétaux, minéraux, selon leurs temporalité propres. Un référentiel scientifique pour ancrer la chose et l’affaire est conclue. Une salle de contrôle, avec force écrans pour traduire l’interdépendance des systèmes, vient d’ailleurs parachever le cheminement.

Art militant ? Illustration par l’expérience vécue ? Esthétique para scientifique ? Passé le premier effet - bluff, wow, respect -, je cherche encore, comme Tintin dans l’Etoile Mystérieuse, à savoir si cette araignée figure la résurgence actuelle d’un pouvoir noir sur le monde, confirmant ainsi les prophéties de fin du monde du terrifiant professeur Philippulus, ou si cet hôte velu n’a pas simplement tendance à envahir la lentille de notre télescope. Artivisme ou Millénarisme contemporain ? Assurément un show sublime, sensoriel et munificent.

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“Carte blanche à Tomas Saraceno”, Palais, le magazine du Palais de Tokyo, Paris 2018.

Bruno Latour, “Où atterrir ?”, La Découverte, Paris 2017.

Hergé, “Tintin et l’Etoile mystérieuse”, Casterman, Bruxelles 1942

Monday 12.03.18
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Zao Wou Ki, "la traversée des apparences"...

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

…du sujet. Une réflexion qui s’inspire du titre d’une toile de 1956 à partir de l’exceptionnelle exposition des grands formats du maître au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (1er juin 2018 - 6 janvier 2019). Quand l’historiographie fait de lui le pont entre extrême-orient et occident, le premier artiste globalisé (!) ou encore un abstrait lyrique chinois, il m’est apparu qu’autre chose se jouait là, dans cette peinture mise en majesté dans les salles du Palais de Tokyo. Traversons les apparences et allons regarder-voir.

J’avais pu découvrir Zao Wou Ki au milieu des années 80 et même en apprécier la réalité dans une collection privée. C’était resté inscrit, aux côtés des références américaines de la peinture du geste. Depuis je l’avais délaissé, croyant abusivement le connaître. Rien de tel que d’être exposé à nouveau à un travail (car ce n’est pas l’œuvre que l’on expose mais soi à l’œuvre), longtemps après le premier moment, pour entrer dans le cheminement qui nous conduirait à une vérité parente.

Ce qui m’a troublé de prime abord, ce n’est pas la maîtrise des matières, la fluidité omniprésente dans la trace du geste, les profondeurs multiples et les espaces immensément ouverts, non, je m’y attendais et n’ai pas boudé ce plaisir renouvelé. Mais les noirs. Les sépias et les brou de noix. Certains jaunes aussi. Presqu’un malaise.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

Je suis resté longtemps. Un après-midi ensoleillé de cet automne d’un été qui ne finit jamais. Derrière les baies du Musée, les skaters découpent le parvis de leur trajectoires abruptes et de leurs envolées tronquées, une musique tout en frottements et en percussions. Au dedans un animateur remorque une cohorte de mômes affublés de chasubles de sécurité fluorescentes, des retraités plus ou moins alertes glissent d’un pas rasant d’une salle à l’autre, la lumière éblouissante du quai vient projeter sa part d’ombre sur des toiles que rien ne protège.

La salle des encres, introduite par un extrait de film qui montre Zao Wou Ki descendre à l’atelier par un escalier en colimaçon pour se planter face à la toile blanche et s’allumer une cigarette, cut, m’a aidé à identifier ce qui m’agitait.

Si cela est la Chine, ce n’est pas celle que nous lui attribuons de façon romanesque, concession française à Shanghaï et calligraphie immémoriale. C’est, de mon point de vue, le deuil. La mort. L’exil. La perte. La maladie qui ronge. Zao Wou Ki rit fort et célèbre la vie, déploie sur ses toiles les forces vitales d’une nature débordante mais, ce faisant, il rend aussi des hommages aux peintres admirés sinon statufiés et à ses proches défunts. Cette œuvre serait-elle un mausolée pictural ou même un dépôt rituel devant les mânes de sa vie aventureuse ?

Je reprends la visite des salles, les œuvres une à une, et je vois émerger un sujet. Lui, Zao Wou Ki, dans toute la subjectivité de sa condition humaine. Il dit, l’ami de Michaux, la singularité de l’émotion perçue et vécue, il assume, chinois de Montparnasse, une irréductible présence du sujet au monde bouleversé. Le noir non comme mort, concept européen, mais comme oblitération, faille ouverte sur la vacuité. Alors oui, il témoigne en cela de la tragédie du XXème siècle d’après guerre depuis une enfance chinoise lettrée. Mais bien au delà. Comment conjurer l’ombre qui menace de tout prendre, le temps qui fuit et la forme qui disparait dans la vapeur du moment ? Peindre. Le flux, le vent et le flot, l’arbre et le végétal mais sans le dire, car cela ne dure pas, les choses de ce monde se présentent pour supporter une méditation sur ce qui ne se voit pas mais se ressent. Mais que seule la toile semble pouvoir retenir.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

Zao Wou Ki au MAM, “L’espace est Silence”, 10 octobre 2018, Paris.

L’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris : http://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-zao-wou-ki

Le film sensible et touchant de Richard Texier de 2008, “Rouge très très fort”, réalisé sur smartphone : https://www.youtube.com/watch?v=DqjY2O9w44Y

La synthèse documentaire par sa Fondation : http://www.zaowouki.org/docu

Pour lire, une abondante littérature (…), privilégier Françoise Marquet, dépositaire de la mémoire, en première intention : https://www.amazon.fr/s/ref=nb_sb_ss_i_3_10?__mk_fr_FR=ÅMÅŽÕÑ&url=search-alias%3Daps&field-keywords=zao+wou+ki+livres&sprefix=zao+wou+ki%2Caps%2C138&crid=Z7KW2LAOYPTP

Tuesday 10.23.18
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L'esclave et le replicant

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Le projet occidental masque depuis les origines une perspective en angle mort : l'esclavage de nos congénères. Les sociétés contemporaines sont issues de cet aveuglement moral, entre déni et justification racialiste. Désormais gagnées par un matérialisme triomphant, elles prolongent ces abus sous une forme techniciste dans le recours massif à la robotique, revendiqué et visible, et le travail forcé dans les colonies économiques, relégué aux confins et caché.

Cet état de fait était annoncé depuis la fin des années 60 dans le roman de Philip K. Dick, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", qui donna lieu à la cultissime adaptation de Ridley Scott, "Blade Runner", en 1982. Un magnat de l'automatisation informatisée conçoit, construit et diffuse des modèles d'androïde capables de combattre ou de travailler sur des colonies planétaires lointaines. De plus en plus sophistiquées, ces créatures se voient implanter une mémoire affective fictive. Un jour, un commando se rebelle et ses membres reviennent demander des comptes à leur démiurge. Un "Blade Runner", éliminateur de réplicants, est envoyé pour les traquer. Sous l'apparence d'un film d'action, ce western apocalyptique décrit un monde dont nous nous rapprochons à la vitesse de la loi de Moore. Plus encore, l'intrigue se déroule dans des mégapoles verticales rincées par des pluies acides, soumises à l'omniprésence de propositions commerciales par des écrans publicitaires en suspension, montre la misère d'une population qui survit à coups d'expédients et de petits boulots sous la surveillance d'une police corrompue, où la technologie devient la valeur ultime. La différence entre humains et replicants s'estompe au fur et  à mesure. Mais alors, qu'est-ce qui nous rend si humain à nos yeux ?

Précisément, c'est le regard et son instrument, l'œil, qui établit la frontière, lors de tests rétiniens répétés. Pour Ridley Scott, le regard met en scène, et la vision du cinéaste, cet ultime fabricant de fiction devient plus vraie que la vie même. 

Dans la suite produite par l'auteur et filmée par Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, le paradoxe gagne en complexité. Le cataclysme écologique a eu lieu, toute nature a disparu, l'air est toxique, le sud de la Californie est une décharge à ciel ouvert, l'humanité se nourrit grâce à des artefacts produits par un autre tycoon irrépressible. Celui-ci est aveugle et impose sa vision au monde entier. Et cela donne des images de toute beauté. Une créature hybride, mi-femme, mi-replicante, vit isolée dans une bulle stérile au fond d'un bunker reculé et crée sans fin des souvenirs pour d'autres. Le futur proche est terriblement mélancolique, chargé d'un sentiment de déréliction absolue. 

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La magnificence plastique de ces deux œuvres cinématographiques ne saurait occulter les questions qui transpercent l'espace fictionnel jusqu'à nous rejoindre ici-bas, au coeur du réel. Depuis l'époque moderne, nous avons appuyé notre développement sur la technique puis l'industrie, le travail étant assuré par des humains de deuxième catégorie, esclaves puis colonisés, que ce soit militairement ou économiquement. L'éthique religieuse puis la doxa économique classique venant justifier et rassurer la caste dominante dans son projet d'aliénation. Plus tard, selon Peter Sloterdijk, ce qui caractérisera le XXème siècle s'exprimera dans le terrorisme, qu'il soit individuel, d'état ou de masse, dans le design industriel et dans la pensée de l'environnement. La conjugaison des trois s'établit pour la première fois lors de l'attaque au gaz chloré des tranchées en avril 1915, à Ypres. Les gaz neurotoxiques furent ensuite "civilisés" pour exterminer les nuisibles, rats et insectes, en Allemagne. Une coalition de fous les employa ensuite lors de la solution finale. Le monde occidental avait accouché d'un autre projet de civilisation : le génocide industrialisé. Cette conquête des airs, poursuivie dans l'aviation pour bombarder ou étouffer, verra sa suite logique dans la conquête spatiale. Omniprésence de la terreur. Le détournement de l'atome à des fins de destruction de masse a renforcé ce sentiment diffus d'une menace invisible, comme peuvent en témoigner les riverains survivants à Hiroshima, Nagasaki et Fukushima. L'oeil ne suffit plus à dire la réalité. Pour conserver sa maîtrise, l'humanité doit alors numériser son environnement. L'esclave, lui aussi, connaîtra sa mutation pour annoncer sa version nouvelle au XXIème. Le prolétariat taylorisé, fordisé puis toyotisé, des deux côtés du mur Est-Ouest, finira au chômage de masse. Peu à peu rendu invisible, il perdra progressivement au cours du siècle passé son autonomie, sera précarisé et réduit au statut de servant de la machine plus intelligente que lui. Le robot, lui, ne se plaint pas. Il ne respire pas. Il fonctionne et il livre. Mais délivre-t-il ? La guerre aussi passe à la terreur numérisée. Les drones terminent d'insécuriser des régions entières, des dictateurs déversent du chlore sur des populations civiles avec la complicité passive des occidentaux, le projet avance. Le robot ne se plaint pas, il ne respire pas. Il fonctionne et il livre. Mais délivre-t-il ?

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De la guerre de tous contre tous, nous sommes passés, par glissements quantitatifs et techniques successifs, à une guerre contre la nature, voire à une guerre de masse contre l'environnement. L'extermination des insectes et des champignons annonce celle des oiseaux et des forêts. Et donc de notre air. Le délire d'un Wallace, tyran oligopolistique de fiction dans Blade Runner 2049 est déjà actualisé par Jeff Bezos, Mark Zuckerberg ou Elon Musk. Pour ces tyrans contemporains, peu importe que nous rendions notre habitat invivable, nous partirons à la conquête de l'espace avec des robots colonisateurs et survivrons sous forme d'artefacts tout puissants. Augmentée du transhumanisme, cette pensée réfute l'idée même de présence au monde. Nous sommes sans doute infiniment plus sensibles, plus intelligents, plus émouvants et plus désirables que toute la robotique mercantile qui habite nos déchetteries. Mais la présence au monde ne s'achète pas, elle se cultive. Comme un jardin.

Philip K. Dick, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", 1968.

Ridley Scott, "Blade Runner", 1982.

Denis Villeneuve, "Blade Runner 2049", 2017.

Peter Sloterdijk, "Ecumes, Spheres III", 2003.

Dany-Robert Dufour, "Le Délire occidental", Les Liens qui Libèrent 2014.

Le Monde, "Biodiversité, l'urgence du politique", 26 Mars 2018.

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Monday 03.26.18
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(Performance/humanité), un retour au carré

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L'actualité de l'art pas plus que son histoire ne connaissent de coïncidence gratuite. L'année 2017 a vu l'art de la performance s'inviter dans les foires (FIAC), remporter la palme d'or au Festival de Cannes (The Square) et s'exposer au Tri Postal de Lille. De quoi est-ce le signe ? essai de décryptage succinct.

L'art dans la vie façon Trisha Brown qui irrigue toute la danse depuis les années 60 jusqu'à remplir Avignon et ressusciter l'esprit de scandale, le très référentiel activisme viennois, voire les happenings montrés par le Centre Pompidou issus d'une tradition riche de figures emblématiques et singulières comme Yves Klein, Joseph Beuys ou Marina Abramovic qui revient sur leurs histoires jusqu'au cinéma qui s'en empare pour démontrer un propos et déconstruire un état de société. Sans oublier un centre dédié, l'excellent "Générateur", conduit par Anne Dreyfus et Bernard Bousquet, qui a fêté ses 10 ans à Gentilly ; ou de citer le très médiatique Abraham Poincheval qui s'enferme publiquement dans un ours, une bouteille ou un rocher. L'époque bruisse de ce retour à la Performance.

Paradoxe de notre temps mémoriel, le happening est censé échapper à la fixation. Il crée une temporalité qui se noie dans l'oubli ou le souvenir des personnes présentes. Mais il se crée une mémoire, assemblage hétéroclite de photos un peu floues, de films tremblants et de textes épars voire de manifestes vengeurs. Car il s'agit de contester un ordre par la mise en scène d'un désordre donné à vivre à un groupuscule plus ou moins politisé. Contre l'art officiel, les galeries, le marché, l'Etat. Il n'est donc pas étonnant que les activistes de la fin des années 80, tels Act Up ou Greenpeace, se soient emparés de cette modalité particulièrement expressive. Les années 2010 ont vu les Femen répliquer aux Pussy Riot ou aux Gorilla Girls. Parce que c'est rentable. Pour une petite dépense technique, un gros bénéfice médiatique peut en résulter. L'art des sixties a rencontré l'agit'prop des twenties au croisement du XXIème siècle. L'âge des réseaux sociaux a étendu le domaine des luttes, possibilité est désormais offerte à tout collectif ou individu suffisamment organisé de diffuser une "action" qui rencontre un écho. Il s'agit maintenant toujours de choquer, provoquer et séduire hors d'un cénacle de convaincus, loin des galeries ou des réunions officielles mais de le faire dans un pays de 1,5 milliards d'humains minimum, la toile FB par exemple. Ai Weiwei lui-même s'y est mis, sous les bons auspices de LVMH. Certains peuvent à juste titre estimer qu'une starlette d'Instagram, Kim Kardashian ou Katy Perry, en contaminant le web de vidéos virales autocentrées ont réalisé les prophéties de Guy Debord. Certes. Mais y regarder de plus près, le retour en grâce de ces formes ultra-expressives est peut-être le signe d'un phénomène autre.

The Square, de Ruben Östlund avec Claes Bang, Elisabeth Moss et Dominic West obtient la Palme d'Or à Cannes 2017. Il y est question d'art contemporain, d'amour, d'engagement, de morale, de communication virale. Une performance parachève le tout dans une scène d'anthologie, un épilogue venant gentiment panser les plaies d'un spectateur qui ne sait s'il doit rire jaune ou pleurer sur sa propre bêtise. Certains y ont vu une caricature savamment mise en scène, les tartufferies d'une société scandinave qui se prétend en tout point parfaite étant décortiquées au cours de longues séquences glaçantes. Les bien-pensants, les intellectuels érudits forcément progressistes et jouisseurs, les immigrés parfois délinquants mais pas plus qu'un col blanc bien établi, les publicitaires cyniques à la recherche du buzz ultime, les mécènes et donateurs qui s'accrochent à leur sentiment d' appartenance confortable, les artistes officiels et leur appareil critique d'une absolue prétention, tout ceci est connu. S'y ajoute un acte performatif, le tracé d'un carré au sol, pour délimiter une zone d'amour inconditionnel. Et une campagne de publicité virale qui brûle une gamine. Scandale facile. Le conservateur qui enfreint la loi pour récupérer son portable et des coucheries hypocrites entrecroisent une intrigue touffue décrite cliniquement. Là n'est pas la question. Elle explose lorsque la bête s'invite au dîner des donateurs. On pense à ces mondanités imbéciles qui, restrictions budgétaires des finances publiques obligent, sont devenues les enjeux et les calendriers des directions culturelles, terminant d'américaniser nos usages. Un homme torse nu fait irruption, et joue le gorille alpha. Il installe un amusement, fait frissonner et rapidement chasse l'artiste invité et célébré ce soir là. Le malaise s'installe, les convives en smoking, robes dos nus et rivières de diamants piquent du nez dans leur assiette. La bête s'empare de la femme de l'artiste et la traîne par les cheveux. Personne ne bouge. Il l'allonge par terre. Un viol commence. Un homme un peu alcoolisé enfin se lève, suivi par un autre. C'est la curée. Alors oui, ici c'est le corps qui reprend ses droits dans une société hyper codifiée, l'amour pas plus que le talent ne se décrète, la morale étouffe quand la violence est partout. Facile ? Oui. mais la mise en scène, lente, séquencée jusqu'à l'épuisement émotionnel, nous donne à ressentir pour mieux nous identifier. Selon un jury international, une telle catharsis méritait donc la palme d'or.

La force du propos de Östlund dans The Square réside dans sa faculté à tout disposer selon des situations, à mettre en question nos choix non seulement en raison de nos seuls principes mais selon nos véritables réactions en présence des événements. C'est du cinéma. Où tout est contexte. Dérangeant. Mais dépassé.

Les pouvoirs économiques, que n'inquiètent plus depuis longtemps l'art et les artistes, triomphent partout hors champ du politique aujourd'hui . A l'ère du "quantified self", tout se fabrique et se vend du moment que cela se montre sur un mode digital. Le marché recycle à l'infini la provocation. Il reste encore le corps. Ce dont on doute. Celui qui tombe malade, meurt, connait l'accident ou le désir. La part maudite, la part jouissive, libre parfois. Ce qui atteste de notre présence au monde des vivants. Pour combien de temps ? Orlan a exhibé et réifié ce corps modifiable, mutatis mutandis. Le corps augmenté de technologies pervasives réduit d'autant le degré d'autonomie et de liberté contenu dans la contrainte temporelle de corruptibilité des chairs et des os. Eternellement programmé, définitivement connecté, devenu objet plus que jamais soumis à l'ordre consumériste en cours, le corps connaîtra-t-il une création qui l'émancipe ? Les artistes sont placés au défi du "Fitbit", et en attendant, la Performance raconte les flux qui le traversent, sui generis. Au fait, de quoi souffre un avatar ?

"Performance ! Les collections du Centre Pompidou, 1967 - 2017", TRIPOSTAL, Lille 2017

"Performance ! Les collections du Centre Pompidou, 1967 - 2017", TRIPOSTAL, Lille 2017

Matthew Akers, "Marina Abramovic, the artist is present", Pretty Pictures 2012.

Joseph Beuys, "Coyote", 1974 : https://vimeo.com/5904032

http://legenerateur.com

Abraham Poincheval : https://www.francetvinfo.fr/culture/expos/video-dans-un-rocher-un-ours-ou-une-bouteille-les-folles-performances-de-l-artiste-abraham-poincheval_2069185.html

http://www.lille3000.eu/portail/evenements/performance-centre-pompidou

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=248683.html

Corps augmenté, humain+ : http://www.cnetfrance.fr/news/transhumanisme-en-route-vers-l-homme-augmente-39793020.htm

Quantified Self : https://www.cnil.fr/sites/default/files/typo/document/CNIL_CAHIERS_IP2_WEB.pdf

Tuesday 02.13.18
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Le projet Hockney

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

A une époque où l'on ne compte plus les idoles déboulonnées, il est convenu de ne plus se chercher de maîtres, et encore moins dans l'art. Seule la valeur vénale, aune du désir médiatisé, fait jugement. David Hockney, pourtant, par la rigueur de sa démarche et la qualité plastique de ses "images", éclaire vivement l'époque actuelle. Il est est l'auteur d'une œuvre immense, qu'il place à la suite d'une lignée prestigieuse qui trouve son origine au Quattrocento. Il va jusqu'à inverser la convention sur la perspective. Et proposer la sienne. Un projet pour le temps présent ?

Bien qu'il en soit contemporain, Hockney n'est pas pop. Réaliste, il rend compte du visible pour en traduire l'interaction avec nous, les acteurs d'une comédie humaine souvent dérisoire. Ses portraits, précis et engagés, disent ses proches dans toute leur profondeur psychologique. Ils racontent aussi l'intrigue qui les lient à leur contexte social, amoureux, érotique. Ses paysages questionnent l'espace et la durée dans un vertige statique, d'où finissent par s'absenter toute humanité. Hormis celui qui regarde. A moins que ces objets de peinture ne prennent leur autonomie et nous contemplent à leur tour. Nous serions alors le point de fuite d'une nature que nous prétendons dompter mais qui nous échappe dans un récit toujours incomplet. Cette réalité pensée et construite avec patience, il la sédimente avec lenteur, déposant ses temporalités vécues comme autant de couches aux perspectives juxtaposées sinon entremêlées. Une peinture éminemment réflexive, donc.

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

Héritier érudit, Hockney frôle le cubisme et lui donne des teintes presque fauves. Il compose des situations inspirées des peintures religieuses du début de la Renaissance comme autant d'Annonciations d'un monde à venir auprès d'une société qui n'entend rien. Lui, le peintre qui décore les opéras devient sourd mais entend toujours la bande son d'un film qui ne s'arrête jamais, cette chanson de geste pour conquérants fantasmatiques qui roulent éberlués au pied des collines de Los Angeles. Il peint des cuves remplies d'eau, nous y voyons des piscines. Il peint des trous immenses et sans fond, nous croyons y voir le Grand Canyon. Sortie d'une camera obscura, sa peinture savante engloutit tout, avec malice, jouant des vraisemblances et des géométries univoques, déplaçant le sens d'une lumière posée comme en rêve, d'une couleur à l'accent d'une tromperie, le monde connu est une illusion sans fin et sans but. Reprenant les polyptyques, il déconstruit les moments de déjà vu, feuilletant nos mémoires sensibles pour mieux nous amener à affronter notre propre réalité, cette humanité produite dans ces images-temps accumulées comme dans une fosse commune. Le projet Hockney serait peut-être de tenir à distance la mélancolie, peindre les saisons qui passent pour résister à la disparition. Et à l'oubli.

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

Exposition David Hockney, Centre Pompidou, Paris, Septembre 2017

Références :

David Hockney, "Images", Thames & Hudson, Londres 2016.

David Hockney et Martin Gayford, "A History of Pictures", Thames & Hudson, London 2016, "Une Histoire des Images", Trad. Pierre Saint-Jean, Solar Editions, Paris 2016.

Monique Lajournade et Pierre Saint-Jean, "David Hockney in perspective", Vidéo Mirage Illimité, Paris 2012.

Michael Trabitzsch, "David Hockney, le temps retrouvé", Les films du paradoxe, 2017.

Wednesday 10.18.17
Posted by Renaud GAULTIER
 

L'épure après le trop

Vue depuis le Musée des Beaux-Arts de Rennes, 6 octobre 2017.

Vue depuis le Musée des Beaux-Arts de Rennes, 6 octobre 2017.

Je suis allé visiter un musée "en région". Comme habituellement, un Musée des Beaux Arts digne de ce nom élit son domicile dans une grande bâtisse XIXème organisée autour de cours intérieures sous verrières, s'escalade à grandes volées d'escaliers minéraux et se parcourt sur parquets et sous lambris généreux.

Ici, c'est Rennes, son histoire revendiquée, sa bourgeoisie instruite, sa municipalité férue d'innovations startupées et d'animations culturelles bien pensantes et néanmoins contemporaines. Tout est fait pour effacer le complexe du provincial ou pire celui du plouc relégué aux confins de la région agricole et industrielle en souffrance. La ville est belle, rénovée, traversée de métros et de pistes cyclables. Et revendique plusieurs établissements culturels, donc. 

Julie C. Fortier, "Ascension", 2016-17, installation olfactive, 150 000 touches à parfum, 4 parfums, 1200 x 500 cm

Julie C. Fortier, "Ascension", 2016-17, installation olfactive, 150 000 touches à parfum, 4 parfums, 1200 x 500 cm

Le Musée des Beaux-Arts est au standard. Quelques maîtres anciens, beaucoup de petits et des grands (Le Tintoret !), un peu de régional dont l'inévitable série de Pont Aven, et du moderne voire du contemporain. Du pompier au mètre carré, souvent touchant, parfois sinistre.

Et là, circulant dans ces longues galeries étroites tapissées de toiles accumulées depuis le début du XXème, j'éprouve une grande lassitude. Prises une à une, certaines ne manquent pas d'intérêt, en particulier les abstraits des années 40 à 70 : l'expressionnisme abstrait mis en vis à vis des compositions rigoureuses des abstractions géométriques procure un questionnement jamais résolu mais plaisant. Un haut le cœur me saisit. Mais peindre, pour quoi faire ? Pourquoi ce geste, ce motif plutôt qu'un autre ? L'accumulation des tartines plâtrées épuise les sens, à moins que ce ne soit la disposition sans recul. Et alors Geneviève Asse. Une salle lui est consacrée. Une respiration. Une clairière. La paix. Le propos est la lumière, sa perception, sa diffusion et le changement que cela induit en nous, autour de nous.

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Le lendemain, de passage à Lamballe, je la retrouve, installée dans les vitraux de la Collégiale. La lumière, simple, qu'elle voile de couleur, son bleu calme et fort, un jaune vibrant en écho signé de Olivier Debré, qui vient doucement nimber la pierre. Un jeûne, une consolation, de la pudeur.

Geneviève Asse, Collégiale de Lamballe, Vitraux, 1995, (ateliers Duchemin).

Geneviève Asse, Collégiale de Lamballe, Vitraux, 1995, (ateliers Duchemin).

Thursday 10.12.17
Posted by Renaud GAULTIER
 

Pique-assault ! Libres à Landerno !

Pablo Picasso, 1965, Huile sur Toile, coll. part.

Pablo Picasso, 1965, Huile sur Toile, coll. part.

Il est toujours difficile de dire d'un homme qu'il est libre, sans omettre un fer qui le serre aux pieds, sans souligner qu'il s'est émancipé aux dépens d'autrui. Pablo Picasso est présenté aux Capucins, centre du Fonds Culturel Hélène et Edouard Leclerc à Landerneau du 25 juin au 1er novembre 2017. L'occasion de revenir sur un fil de cette vie d'artiste, le parcours d'un homme viscéralement attaché à son désir.

En exposant Picasso, un curateur ou un organisateur d'événements ne prend aucun risque, ainsi que le rappelle* le directeur du Städel Museum & KunstHalle de Francfort, Max Hollein. Une exposition réussie ne se mesure pas au nombre de visiteurs mais si elle établit une référence pour l'avenir ou l'histoire de l'art, comme le complète Udo Kittelmann, directeur de la NationalGalerie de Berlin. Olga Khokhlova à Paris contre Jacqueline Roque à Landerneau, la première et la dernière épouse sont traitées comme angles de vues et surtout prétextes à recettes pour le millésime 2017. Ainsi, après "Picasso et les Maîtres", "Picasso Mania" et la réouverture du Musée Picasso lors de ces cinq dernières années, Picasso fournit une véritable assurance de fréquentation pour institution française en mal d'imagination. Mais Landerneau échappe pour une grande part à ce grief. 

Des toiles inédites, issues de la collection personnelle de Jacqueline Picasso et de sa fille Catherine Hutin, une curation sérieuse par le conservateur du Musée d'Antibes, Jean-Louis Andral, une muséographie efficace et élégante par Eric Morin, et enfin une médiation souriante et vraiment accueillante font de cette exposition un succès au delà des chiffres escomptés. 

Exposition Picasso, FHEL, Capucins, Landerneau le 24 juin 2017

Exposition Picasso, FHEL, Capucins, Landerneau le 24 juin 2017

Alors que penser de la performance estivale de Landerneau ? Les chiffres devraient dépasser les 200 000 visiteurs pour une commune de 16 000 habitants dans une aire urbaine de 45 000 habitants. La culture de qualité, en terre bretonne, fait donc une belle recette. Comme le prouve aussi les 30 000 visiteurs de la manifestation d'été "Art dans les Chapelles". Cela contraste avec le succès relatif du Musée des Beaux Arts de Brest (25 000 visiteurs par an), presque moitié moins que Quimper (45 000) ou Pont Aven, dont on attend les chiffres consolidés après sa rénovation en 2015 (déjà 100 000 par an). Les têtes d'affiche, presque des marques, Pont Aven, Giacometti, Chagall, Picasso assurent ainsi fort logiquement le succès des institutions qui les portent. Mais pas seulement : une muséographie, une médiation et un accueil renouvelés et bien pensés ont aussi largement leur part. Cela nous renvoie donc aux choix politiques : plutôt socio-culturel pour la métropole brestoise, où l'art est pour le moment et depuis longtemps un prétexte à animation populaire; a contrario, un choix délibérément culturel et pédagogique, pour des villes certes de moindre importance et parfois en difficulté économique mais dotée d'un riche passé et très engagées dans leur politique d'attractivité. Les élus de Brest n'aimeraient donc pas - encore ? - les arts plastiques, témoignant ainsi d'une méconnaissance sinon une incompréhension et tournent de ce fait le dos à une population pourtant éduquée et curieuse. Mais les bretons, eux, aiment l'art ET les artistes, c'est aussi vrai, et ils le prouvent, en grands nombres.

Revenons sur l'intérêt de l'exposition Picasso à Landerneau. Elle démontre, une fois encore mais ici sur un plan intime, l'extraordinaire chemin de liberté emprunté par le géant du XXème siècle. Acteur et témoin d'un temps si violent, si guerrier, si révolutionnaire, si industriel, si marchand, si mondialisé, le maître témoigne d'une possibilité de liberté individuelle au milieu des masses écrasées. Son trait est lâché, rien de trop, simple et essentiel, ses couleurs explosent de fraîcheur au crépuscule de sa vie, à l'instar de Matisse et de ses papiers découpés. Les reprises de ses thèmes et de ses motifs favoris, femmes, cirques et toréadors, en témoignent, jusque dans la démesure de toiles immenses, gorgées d'énergie vitale. Dans une époque frileuse et dépressive, lourde de son papy boom et de ses cohortes de migrants et de chômeurs, tétanisée par ses crises démographiques, écologiques et énergétiques, le parcours d'un grand artiste bien exposé révèle alors une vérité éternelle. La liberté est une conquête qui se savoure au terme d'un travail colossal, sur soi et avec ses proches, dans son œuvre et malgré tous les empêcheurs et les empêchements. La liberté ne se décrète pas. La liberté est une création, elle est peut-être LA création. Dans la communauté des êtres humains, il en est qui y dédient leur vie. Il est encore convenu de les nommer artistes. Et certains d'entre eux ont encore quelque chose à nous dire. Maintenant et demain.

* dans un excellent documentaire diffusé sur ArteTv : http://www.arte.tv/fr/videos/052786-003-A/les-regles-de-l-art

Exposition Picasso à Landerneau : http://www.fonds-culturel-leclerc.fr/Accueil-885-0-0-0.html

Sources : http://pro.finisteretourisme.com/sites/default/files/bilan_equipements_2015_web.pdf

Wednesday 07.26.17
Posted by Renaud GAULTIER
 

L'atelier de peinture comme lieu d'une expérience de pensée

Je me posai des questions concernant la notion d'expérience de pensée, telle que peut la pratiquer un mathématicien ou un astrophysicien et son équivalent dans l'art. Sans m'intéresser dans ce cas aux dadas et autres propositions surréalistes ou tout simplement loufoques. Car si elles témoignent de hasards provoqués et ouvrent le champ des possibilités créatives, elles n'abordent pas réellement la façon de répondre à la quête d'une cosa mentale transposable dans la réalité tangible. Et je pensai à cette série des Ateliers de Braque, cette singularité picturale riche de tous les approfondissements théoriques de son auteur.

Quand Georges Braque se livre dans les années quarante et cinquante à la série des Ateliers, il n'a plus rien à prouver. Au moment où  d'autres cèdent à une gloire méritée et reproduisent, il continue de chercher et s'interroge : "j'ai fait une très grande découverte - je ne crois plus à rien. Les objets n'existent pas pour moi, sauf qu'il y a un rapport harmonieux entre eux, et aussi entre eux et moi. Quand on arrive à cette harmonie, on arrive à une espèce de néant intellectuel. Comme ça tout devient possible, tout devient apte, et la vie est une éternelle révélation. Ça c'est la vraie poésie." (Juin 1955, entretiens avec John Richardson, L'Oeil et Burlington Magazine). Il va jusqu'à écrire dans son cahier : "oublions les choses et ne considérons que les rapports" et "il ne s'agit plus de métaphore mais de métamorphose".

Pour André Chastel qui lui rend hommage en 1964, "le cycle est bien une conclusion : il résume la vocation de l'artiste comme l'approfondissement du seul acte de peindre, et plus précisément encore la glorification de l'attitude libératrice créée par l'attente de l'inspiration, ou encore comme l'évocation grandiose de la peinture comme sa propre et suffisante exaltation." Plus loin, "cette célébration revient à dire que l'acte de peindre exprime et contient le moment supérieur d'une vie, qu'il assure même et surtout comme promesse, la densité de l'existence et peut-être même sa dignité." Et enfin "faire paraître sa propre attente, c'est à dire amorcer un échange entre le haut et la bas, entre l'être et l'absence, qui est la dimension poétique dernière, comme Reverdy, l'ami vigilant de Braque, l'a solennellement expliqué".

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Aujourd'hui, il nous est permis d'ajouter à cette lecture de l'œuvre une dimension relative aux mécanismes de la perception et de la cognition. Représenter l'Atelier serait alors traduire depuis une composition physique un espace mental nécessairement profus, déconstruit et rebâti sans cesse, depuis les choses réalisées et avec les choses souhaitées, dans leur rapport entre elles et non selon leur seule autonomie d'objet. Il entrelace alors plus qu'il ne juxtapose désormais. A l'atelier intériorisé, ô combien cérébral, du peintre relevé d'entre les morts du champ de bataille et trépané en 1915, vient se confronter le lieu intensément physique d'une présence au monde dans la clôture et l'encombrement. Il en résulte des compositions qui mettent en abîmes le peintre, ses outils, toiles, palettes, brosses et chevalets, avec des masses, des superpositions et des transparences et parfois cet oiseau traversant, de droite à gauche, à tire d'aile. Apparait alors l'heuristique d'une carte cognitive faite de figures réduites au presque signe mais encore objets-matières, ustensiles d'une réflexion qui distingue la réalité sur ce fond noir spécifique à Braque, comme sur un écran, pour délivrer une analyse rétro-éclairée en quelque sorte. Le moment d'une pensée synthétique comme vécue en suspens.

Références

Karen K. Butler, "Georges Braque, l'espace réinventé", Prisma 2013.

Alex Danchev, "Georges Braque, le défi silencieux", Penguin 2005, Hazan 2013.

Brigitte Léal, "Braque", Editions du Centre Pompidou 2013.

Jean Leymarie, "Braque Les Ateliers", Edisud 1995.

http://georgesbraque.fr

Toujours ce rapport aux choses et à leur usage, à leurs fins utiles.

Toujours ce rapport aux choses et à leur usage, à leurs fins utiles.

Sunday 05.21.17
Posted by Renaud GAULTIER
 

(But Darling, Big Data is everywhere) Ou la peur du vide

"Données sur la température, la vitesse et la salinité de l'eau de mer", 2017.

"Données sur la température, la vitesse et la salinité de l'eau de mer", 2017.

Il devient difficile d'échapper aux trafiquants de données et encore plus aux discours qui célèbrent l'apparition d'une intelligence-machine, vous savez bien, celle que l'on dit artificielle. Réalité ou simulacre, une pseudo-science tisse à la hâte son réseau de croyances. Devant ce phénomène de foire, restons laïcs.

Résumons : un consortium d'entrepreneurs avisés lève des fonds considérables en affirmant détenir les clés de la prédiction au moyen de calculateurs formidablement puissants et bien programmés. Certes. Et tout le monde gobe l'affaire. Déconstruisons l'arnaque si vous le voulez bien. Si l'on postule que l'on ne croit une histoire que si elle confirme la vision que nous avons de la réalité, alors il est nécessaire de revenir aux motivations et aux origines de la torsion intellectuelle. Les fabricants d'ordinateurs ont intérêt à en vendre. Problème, ils sont de plus en plus puissants et pour beaucoup, individualisés et distribués sous forme de smartphone ou de laptop. Alors il faut inventer des problèmes que seuls des méga computers peuvent traiter. Par exemple, quand IBM fourgue ses activités PC au chinois Lenovo, il lui faut créer un marché pour ses calculateurs et ses équipes de consultants dits à haute valeur ajoutée. Ce sera la "smart city" en 2004. Pour qui ? Pour celles qui ne sont pas encore équipées, à savoir les métropoles et les mégapoles submergées par les problèmes d'urbanisme au quotidien : énergie, transports, sécurité, tout ce qui relève de flux divers. Et ça marche. Précision, Big Blue vend sa "solution" appuyée par un marketing effréné autour de sa machine Watson. Des clients peu compétents et jamais redevables de leurs choix, un discours en miroir fait de promesses jamais tenues et des marchés opaques voire complexifiés à dessein, le système est désormais bien en place. A cela le GAFA, riche de ses captations de données hétéroclites et de ses suréquipements de traitement, réplique par son souhait de prouver que de cette compilation surgira l'or du XXIème siècle. Deux logiques s'affrontent pour s'adjuger qui le consommateur qui le citoyen. C'est donc le moment de parier au Nasdaq.

"Dans le jardin d'Eden", Renaud Gaultier 2017

"Dans le jardin d'Eden", Renaud Gaultier 2017

Le plus étonnant dans cette histoire est que personne ne vient questionner l'approche épistémologique de ce fameux Big Data. Est ainsi postulé que de la masse apparaitra des causalités inédites et des mécanismes cachés, sans qu'il soit besoin de formuler d'hypothèses théoriques. Autrement dit, d'occurrences et de récurrences, les phénomènes trouvent à s'expliquer. Or, comme l'a justement rappelé Etienne Klein récemment, rien par exemple dans l'observation en astrophysique ne permet de déduire la théorie de la relativité. Tout au plus, nous commençons de la confirmer. La coexistence ne fait pas le lien, et si il y a lien, il n'est pas forcément causal et s'il est causal, dans quel sens et dans quelle suite logique ? C'est fâcheux. Nous pourrions nous amuser de cette dépense et de cette spéculation technologique, mais non. Car cela traduit une distorsion intellectuelle, morale et ce faisant politique.

Au prétexte de traiter des problèmes réels, nous sont proposées des solutions illusoires et coûteuses qui exonèrent les décisionnaires de leurs responsabilités. La gouvernance par les nombres est une confiscation de la politique par les programmeurs. Avec l'effacement du doute et du questionnement qui l'accompagne, la pensée s'absente pour ne plus jamais revenir. Le projet se réduit à de la gestion, une optimisation de variables identifiables et manipulables par l'algorithme. Or, en science comme en art, l'essentiel est dans le vide, l'interstice, l'inexplicable et l'inattendu. Le Big Data comble une béance, gave des esprits en panique, réduit l'imaginaire, infantilise. C'est peut-être utile pour remplir des rayons de supermarchés avec des gadgets inutiles, moins pour concevoir la ville du futur. Les informaticiens ont déjà tué la pensée économique, ils vont bientôt en terminer avec les sciences politiques. Ce fantasme de gouvernance cybernétique à la Asimov est une tragédie technicienne qui se termine comme un roman de Philip K Dick. Quand ils ne rêvent pas de moutons électriques, les androïdes souffrent parfois horriblement de leurs émotions, mais peuvent-ils seulement méditer en paix leur funeste destinée ?

Tuesday 03.21.17
Posted by Renaud GAULTIER
 
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